Interview de Nina Bouraoui

Nina Bouraoui

Interview accordée à Dominique Simonnet pour l’Express

« Ecrire, c’est retrouver ses fantômes »

Ses phrases déferlent en vagues violentes, elles agitent des fonds troubles et attirants, et charrient des sensations chaudes qui remontent de l’enfance. Parfois, les mots roulent, claquent, blessent. Parfois, ils s’apaisent, ruissellent doucement pour dire l’amour, et d’abord l’amour entre femmes. Les romans de Nina Bouraoui ne sont pas paisibles. On les prend comme des coups, ou plutôt ils nous prennent. Car ils viennent directement des sens, du «ressenti» comme disent les artistes. Nina Bouraoui se considère d’ailleurs comme telle, et elle a raison: elle compose des ouvrages charnels comme d’autres peignent, par petites touches d’émotions. Son dernier livre, Poupée Bella (Stock), est le journal intime qu’elle n’a pas osé écrire à 20 ans. L’écriture et le désir mêlés, l’Algérie, l’homosexualité… Ce jour-là, confiante, elle nous a offert sans réserve son intimité.

Huit romans en treize ans, et toujours cette même écriture violente, singulière, toujours les mêmes thèmes, l’amour, les filles, l’Algérie, comme si vous tourniez sans cesse autour de vous-même.

Longtemps, j’ai eu du mal à communiquer avec les autres. J’ai commencé à écrire, à parler et à aimer en même temps, quand j’étais enfant. Née d’une mère française et d’un père algérien, j’ai passé les quatorze premières années de ma vie en Algérie, pays dont je ne possédais pas la langue. J’étais une enfant sauvage, réservée, solitaire, et j’ai commencé à écrire sur moi pour compenser cette fuite de la deuxième langue, pour me faire aimer des autres, pour me trouver une place dans ce monde. C’était une forme de quête identitaire. L’écriture, c’est mon vrai pays, le seul dans lequel je vis vraiment, la seule terre que je maîtrise.

L’amour et l’écriture ont la même origine charnelle, ils viennent du même brasier

Votre première terre, l’Algérie, vous l’avez quittée brutalement, et vous n’y êtes plus jamais retournée.

Ma mère y avait suivi mon père, se coupant ainsi de sa famille française, par amour, mais aussi pour des raisons politiques. En Algérie, elle avait réussi à s’intégrer, mais elle souffrait d’asthme chronique. En fait, elle étouffait physiquement, psychologiquement. Et nous étouffions avec elle, dans ce pays très masculin, très violent. Nous ne fréquentions pas les Français, les trouvant trop sages; nous ne fréquentions pas les Algériens, les jugeant trop rebelles. Nous étions faits de cette sagesse et de cette rébellion. Nous restions entre nous, entre «métisses». Un jour, alors que nous étions en France pour des vacances, ma mère a annoncé que nous ne rentrions pas. J’avais 14 ans. Tout est resté en Algérie: mes objets, mes amis, mon enfance. La rupture a été d’une grande violence. J’ai alors commencé une seconde vie: en une semaine, j’avais perdu mon accent. J’ai voulu oublier l’Algérie, mais elle est revenue avec l’écriture. Ecrire, c’est retrouver ses fantômes.

Il vous était impossible de vivre dans l’oubli, le déni de votre enfance.

Impossible. J’avais gardé de l’Algérie une idée fantasmée, celle du bonheur absolu. C’est un pays sublime, le lieu de mes premiers chocs esthétiques, de mes premiers désirs, des sensations fortes, y compris la peur… J’avais une expérience charnelle de la terre algérienne: la mer, les Aurès, les montagnes de l’Atlas que j’avais parcourues avec ma sœur et ma mère. Nous étions deux petites filles, accompagnant une femme blonde au volant d’une voiture bleue dans le désert. Oui, c’était une image du bonheur… Il m’a fallu me remettre de cette nostalgie-là. Et puis, le temps a tout recouvert. Aujourd’hui, vingt-trois ans après ce départ, je suis une femme occidentale et j’adore la vie. Mais il y a parfois une forme de sensualité orientale, une gravité dangereuse et typiquement algérienne qui me traverse. Ce peuple est un étrange mélange d’intelligence fulgurante, d’humour noir, de poésie et d’autodestruction. Ce pays fort, viril, fier, bouillonnant tombe souvent du côté de la tristesse et des excès. Sans doute parce qu’il n’a pas eu beaucoup de chance dans l’Histoire. Si je n’étais pas traversée par cette identité, peut-être n’écrirais-je pas?

L’homosexualité n’est pas une alternative à l’hétérosexualité, c’est une autre forme d’amour

C’est d’ailleurs dans l’enfance que vous puisez les sensations décrites dans vos livres, et notamment la peur des hommes.

Oui. Tout naît là, dans l’enfance. Petite, je voyais bien où était la force: du côté des hommes, de cette oppressante forêt d’hommes. Je voyais comment, dans la rue, ma mère, puis ma sœur étaient la proie d’un désir masculin permanent. Je n’en ai pas ressenti de la répulsion envers les hommes, non. J’ai voulu être comme eux: anonyme comme un homme, puissante comme un homme. Du côté de la force et du pouvoir. Quand je faisais les courses avec mon père, je mettais un jogging, j’avais les cheveux très courts et une apparence androgyne, et j’étais très fière. Je me disais: «La vraie vie est de ce côté-là!»

«Tous les hommes sont des pères, écrivez-vous. Et toutes les femmes sont des inconnues.» Est-ce cela qui vous a fait pencher du côté de l’homosexualité?

Peut-être… Aurais-je aussi emprunté le désir des hommes pour les femmes? Je me suis longtemps demandé pourquoi l’homosexualité. A cause de l’Algérie? Pour échapper au monde trop violent des hommes? Enfant, j’étais déjà folle des filles, et je trouvais cela normal. Je savais que j’étais différente, je me disais que je voulais être un garçon, que j’aimais les filles et que cela m’apportait beaucoup de plaisir. Adolescente, je suis allée jusqu’au bout, je n’avais peur de rien, je voulais mourir d’aimer. A 18 ans, à peine arrivée à Paris, j’ai regardé dans les programmes des sorties, j’ai lu «Katmandou, club féminin». J’y suis allée et j’ai embrassé une fille. Je me suis regardée dans la glace et j’ai pensé: «Et bien, ça y est, je le suis!» C’était réglé.

C’est ce que vous appelez, dans Poupée Bella, «le milieu des filles».

Ce sont des endroits où une femme peut sortir seule sans être déconsidérée. Je me sentais forte, et fière. Il faut du courage pour séduire une autre femme, vous savez! J’essuyais tellement de refus de filles à la fac que je me disais: «Autant aller dans un endroit où on me dira oui.» Dans ces lieux-là, on a le sentiment de pouvoir être soi-même, de pouvoir aimer. Tout le monde finit par se croiser, se connaître, voire voler la copine de l’autre…

C’est carrément la jungle!

C’est assez sauvage. Si on tombe amoureuse, il vaut mieux se sauver avec l’amour de sa vie et ne plus jamais revenir. Je vous fais peur, hein! [Elle éclate de rire.] Oui, c’est sauvage! Il n’y a pas de lois. Mais dans le monde réel, enfin «civil», c’est la même chose, non? La différence, c’est que, dans le milieu des filles, cela se passe très vite. Il faut rencontrer, séduire, embrasser avant le matin. Il y a des ouvrières et des femmes d’affaires, des Parisiennes et des provinciales, des filles chevaleresques et des petites «voyouses» qui ne respectent rien. Elles se mélangent. Elles chassent. Il y a dans tout cela quelque chose de très adolescent.

A propos de Isabelle B. Price

Créatrice du site et Rédactrice en Chef. Née en Auvergne, elle s’est rapidement passionnée pour les séries télévisées. Dès l’enfance elle considérait déjà Bioman comme une série culte. Elle a ensuite regardé avec assiduité Alerte à Malibu et Les Dessous de Palm Beach avant l’arrivée de séries inoubliables telles X-Files, Urgences et Buffy contre les Vampires.

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