Adélaïde Dufrénoy, la Sapho Française ?

Le couple sort ruiné de l’expérience révolutionnaire et d’un fâcheux incendie qui détruisit un hôtel particulier que le couple possédait encore dans le faubourg Poissonnière, mais les époux sont sains et saufs et Adélaïde accouche d’un petit garçon en 1792. Son mari est alors âgé de 53 ans. Le Directoire n’est pas plus favorable aux époux. Adélaïde travaille sans relâche pour seconder son époux qui devient alors aveugle tout en rédigeant des manuels d’éducation à l’attention des enfants. Il leur faut attendre le Consulat pour que leur sort s’arrange. Sous ce régime dirigé notamment par le Premier des Consuls, Napoléon Bonaparte, M. Petit Dufrénoy obtient une place de greffier à Alexandrie en 1801. Il doit cette charge au tribunal de première instance à son beau-frère Hesmart. Mais la cécité de M. Dufrénoy (il a fait raccourcir son nom) fait jaser et il est révoqué trois ans plus tard en 1804. Le couple rentre à Paris. Adélaïde fait vivre chichement le ménage de sa production littéraire. Mais elle trouve des appuis dans la capitale. M. de Ségur réussit à faire donner une pension aux époux sous l’Empire. Leur fils est placé dans une maison d’éducation, ce qui lui ouvre la voie d’une excellente éducation. Peu après, en 1807, placée au-dessus du besoin, Adélaïde fait paraître un recueil très audacieux de poésies érotiques qu’elle intitule sobrement des Élégies. Son fils entre à Polytechnique en 1811 dont il sort ingénieur des Mines en 1813. Son mari meurt en 1812. Adélaïde se retrouve alors dans un monde de veuves : elle vit avec sa mère et sa sœur. Le retour des Bourbons la remplit d’abord de joie, mais très vite, les excès des ultras et de la « Terreur blanche » (réaction nobiliaire) la font changer d’avis : elle bascule alors jusqu’à la fin de sa vie dans l’opposition bonapartiste et libérale. Elle décéda au printemps 1825 d’une « indisposition subite » sans qu’on en sache davantage.

Voici ce que disent les notices qu’on trouve généralement consacrées à Mme Dufrénoy : jeune fille gâtée, mariée très jeune à un vieillard (la quarantaine est alors un âge très avancé), amante de Fontanes et éprise de poésie, épouse fidèle à sa manière et mère modèle, sa vie semble assez peu agitée, si ce n’est par les conséquences de la Révolution française. Sa hardiesse à écrire et à publier des œuvres que les contemporains pouvaient trouver choquantes, sa biographie des femmes célèbres qui atteste de son attachement à la « cause des femmes » et surtout, ses écrits troublants vis-à-vis de quelques-unes de ces contemporaines ont été gommés.

Pourtant, en 1985, Claudine Brécourt-Villars parvint à sortir des placards de l’histoire la pauvre Mme Dufrénoy en nous en présentant un tout autre visage, beaucoup plus « queer ». Dans le salon littéraire qu’elle anime auprès de son époux, un habitué, Jean-François Delaharpe, dit « La Harpe », lui fait découvrir les Poésies érotiques d’Évariste Parny (1778). Singulière éducation, même si les vers de Parny sont extrêmement populaires. Simon Petit-Dufrénoy est très volage et trompe abondamment sa femme. Sa femme sublime-t-elle dans sa poésie ? Toujours est-il que son recueil de poèmes érotiques qu’elle publie en 1807 nous dévoile d’autres facettes de la femme. Son poème intitulé « Le Premier moment de l’amour » semble nous montrer que les premiers battements de cœur d’Adélaïde furent non pour son mari ou pour Fontanes mais pour une femme :

Il est sacré pour moi, c’est mon premier beau jour,
Le seul dont je me plaise à fêter le retour,
Ce jour heureux où ta présence
Ouvrit mon cœur paisible au trouble de l’amour,
Et d’un bien inconnu m’apporta l’espérance.
J’assistais, attentive, à ce concert fameux
Où de Saint-Huberty  de la voix mélodieuse,
Où du célèbre Raul la flûte harmonieuse
Des transports de Vénus exhaltaient tous les feux.
Muette, étonnée, attendrie,
Je m’abandonnais doucement
À cette vague rêverie
Qui pour une âme neuve est presque un sentiment.
Un son voluptueux qui meurt à mon oreille
Me fait tressaillir malgré moi :
Je lève mes regards; ils s’arrêtent sur toi.
Je doute un instant si je veille.
Ce front majestueux, ce regard séducteur,
Et ce sourire plein de douceur,
Et cette auréole de gloire
Dont resplendit l’amant des filles de Mémoire,
Portent le délire en mon cœur.
Que ne va point rêver ton amante trop vaine !
Je crois d’abord, je crois que le maître des dieux,
Revêtant une forme humaine,
Pour m’éblouir quitte les cieux.
Que dis-je ? Jupiter semble moins radieux
Alors que, triomphant d’une nymphe éperdue,
Sur son char orgueilleux il sillonne la nue;
Mars, du sein de Cypris s’élançant au combat,
À moins de grâce, moins d’éclat.
Délicieusement émue,
En silence sur toi j’ose attacher ma vue.
Mais, ô combien s’accroit mon désordre enchanteur,
Lorsque, cédant aux vœux d’un monde admirateur,
Ta voix, plus douce encor qu’une douce musique,
Nous révèle Apollon, qui sur sa lyre d’or
Des beautés de son art déroule le trésor !
Pour te mieux écouter, je retiens mon haleine.
Tu cesses de chanter, une ivresse soudaine
Fait circuler au loin un murmure flatteur :
Chaque applaudissement retentit dans mon cœur ;
C’est là que sont gravés et tes vers et toi-même.
Dieux ! combien je jouis d’admirer ce que j’aime,
D’entendre son éloge en tous lieux répété,
Et de sentir déjà ton immortalité !
Hélas ! Ce seul bonheur permis à ma tendresse,
J’en veux jouir du moins jusqu’à mon dernier jour.
Je dois te cacher mon amour;
Mais je le chanterai sans cesse.

Le poème parle d’un amour à taire et à l’évidence, c’est la cantatrice qui a ému le cœur de la jeune fille : celle qui la charme de sa voix et à laquelle les applaudissements s’adressent. Saint-Huberty est au début des années 1780 une habituée du salon des Dufrénoy. De son nom de jeune-fille, Antoinette Clavel, Mme Saint-Huberty est une protégée de Louis XVI qui en fit sa première cantatrice en titre et avait autorisé sa demande de séparation avec un mari violent (en 1781).

Adelaïde Dufrénoy

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