Alice James (1848-1892)

Alice Jame est née le 7 août 1848. Elle est le dernier enfant et la seule fille du couple formé par Henry James Senior et Mary Walsh James. En permanence dans l’ombre d’un père et de deux frères très brillants et très célèbres : le philosophe et psychologue William James et le romancier Henry James, elle est souvent considérée comme une Emily Dickinson ratée, notamment depuis sa redécouverte dans les années 1960. Cette créature fantomatique, presque toujours malade, étudiée pour ses symptômes, nous livre un portrait bien difficile à analyser : qui était-elle ?

Alice James

Alice James naît dans une famille américaine très en vue et cultivée. Son père, fils d’un émigré irlandais, est un théologien, formé au séminaire de Princeton, qui traversa une crise mystique dans les années 1840. Adepte de Swedenborg, il devint un réformateur social (proche du socialisme utopique de Fourier) et un disciple de Swedenborg dans son église. Sa mère est une femme totalement effacée dont on ne sait rien, dont la famille parle peu si ce n’est pour en dresser un portrait idéalisé. Le couple voyage beaucoup avec ses enfants et les allers-retours entre l’Europe (Genève, Paris, Londres, Bologne, Bonn) et les États-Unis sont constants.

Alice ne reçoit pas la même éducation que ses frères : son père veut en faire une fille et une épouse accomplie. Elle est donc envoyée dans diverses institutions privées réservées aux filles ou confiée à des gouvernantes chargées de l’instruire. Elle apprend tout ce qu’une jeune fille de bonne famille doit savoir : peu de science (des rudiments de mathématiques et de français), mais l’art d’être une femme accomplie, sachant plaire et s’occuper de sa maison. La famille James déménage souvent, mais reste en Nouvelle-Angleterre. Quand Alice a autour de 14 ans, elle passe un été entier avec les filles de Ralph Waldo Emerson, Ellen et Edith. Elles profitent ensemble de Newport, de Portsmouth. Mais depuis une première crise nerveuse qualifiée de « neuralgie » à douze ans, la jeune fille est sous surveillance. La moindre excitation prend des proportions incroyables : tachycardie, crampes intestinales ou stomacales. Souvent, son père préfère lui interdire tout ce qui pourrait lui causer de l’émotion : elle reste donc de plus en plus chez elle. Alice est montrée avec inquiétude à de très nombreux médecins qui multiplient les diagnostics : hystérie, neurasthénie, crise spirituelle, crise de goute (inflammation des muscles et des articulations).

Alice, adolescente, seule fille dans une famille dominée par les garçons, ses aînés, sait que le monde est plus vaste et elle souffre d’être laissée à l’écart. Elle développe d’inquiétants symptômes : est-ce inconscient ? Le veut-elle ? Lors d’une grave crise qui se produit lors de sa 19e année, elle rencontre un médecin à New-York qui lui prescrit un traitement thérapeutique. Pourtant, Alice n’est pas la seule à avoir des symptômes inquiétants : son père connaît une crise qualifiée de mystique à 41 ans qui ressemble à une attaque de panique. La dépression touche tous les hommes de la famille, y compris Henry James junior. L’alcoolisme est aussi un vieux soutien familial. Toutefois, Alice est la seule à être considérée comme malade.

Alice se dévoue comme une jeune fille de sa position doit le faire : pendant les deux premières années de la Guerre Civile, elle fabrique des bandages pour la Newport Woman’s Aid Society pendant que ses frères Garth Wilkinson et Robertson servaient dans l’armée de l’Union.

Alice James

En 1868, elle devient membre de la Female Humane Society of Cambridge (Massachusetts) avec sa mère. Il s’agit d’une association charitable uniquement féminine et séculière qui vient au secours des femmes indigentes en leur apportant réconfort moral, vêtements, petite aide financière. Beaucoup de femmes de la bonne bourgeoisie en étaient membres, telle Jane Lathrop Loring, fille du sénateur républicain Charles Greely Loring.

En 1873, Alice signe un contrat de trois ans pour enseigner l’histoire par correspondance à des femmes pour le compte de la « Society to Encourage Studies at home », basée à Boston et fondée par Anna Eliot Ticknor cette année-là. Elle a 26 ans et rencontre alors une jeune femme de 25 ans qui l’attire immédiatement : Katherine Peabody Loring, enseignant également l’histoire dans la même Société qu’elle a contribué à fonder. Katherine Peabody Loring est la petite fille de Charles Greely Loring, avocat au barreau de Boston, et la nièce de Jane Lathrop Loring. Elle vit à Prides Crossing, à Beverly, dans une splendide propriété de famille. Donatrice d’une bibliothèque de Beverly, travaillant à la Croix Rouge, officiant dans la Woman’s Education Association, Katherine est une féministe et une militante très active.

Les deux femmes s’entendent parfaitement. Alice continue à vivre chez ses parents jusqu’à leur mort en 1882, puis elle emménage avec Katherine. Les deux femmes forment ce qu’on appelle alors un « mariage bostonien », c’est-à-dire un arrangement entre deux femmes célibataires qui partagent la même maison, les mêmes amis et qui voyagent ensemble, vivent ensemble et semblent tout partager sauf une relation sexuelle. Elle continue aussi à être malade. En 1883, Alice suit une cure de repos et de sommeil à Jamaica Plain, dans le Massachusetts. En 1884, elle reçoit des électrochocs à New-York : un nouveau traitement qui ne marche pas mieux que tous les autres. Elle quitte alors les États-Unis pour un long voyage avec Katherine en Angleterre. Katherine devient son infirmière. En 1886, elle commence un journal qui, à partir de 1889, devient plus personnel. Les deux femmes sont inséparables. Quand Alice commence un traitement à base d’hypnose au début des années 1890, Katherine devient son opérateur, celle qui la met en transe. Quand elle devient incapable d’écrire elle-même son journal, Katherine devient sa secrétaire qui écrit sous sa dictée et qui garde la malade.

Le 6 mars 1892, Alice meurt d’un cancer du sein. Son journal est alors recopié en plusieurs exemplaires par Katherine qui en envoie un à chacun des frères et en garde un pour elle. Si les frères détruisent le journal, Katherine le conserve et accepte d’en confier une version pour une première publication en partie tronquée en 1934. En 1964, l’intégralité du journal est enfin publiée. Alice devient alors une icône féministe : une femme écrasée par les hommes de sa famille qui ne voyaient en elle qu’une collection de symptômes (comme son frère, psychologue et fondateur de la société américaine de recherche en psychologie) qui parvient à prendre le pouvoir et à écrire. Certains la considèrent comme une Emily Dickinson manquée, qui aurait été plus talentueuse que tous les hommes de la famille. Elle est aussi une manipulatrice qui utilise son hypocondrie pour capter l’attention.

Ce qui frappe surtout, c’est à quel point Alice est une James : dépressive et malade comme tous les hommes de cette famille, écrivant comme eux, renonçant à une vie sexuelle comme son frère Henry qui ne s’est jamais marié et qui avait de fortes amitiés avec des personnes des deux sexes. Pourtant, on en sait moins sur elle. Elle semble dans l’ombre du père et de deux des frères. Mais pas plus que Garth et Robertson, les deux frères James oubliés.

Des pans entiers de sa vie sont devenus importants parce qu’ils étaient obscurs, notamment tout ce qui touchait sa relation avec Katherine Peabody Loring. Le fait qu’Henry James n’ait pas voulu que le journal soit publié a fait croire qu’il contenait d’inavouables secrets. Alice est devenue d’une certaine manière l’image fantasmée de la lesbienne castrée et refoulée : sa neurasthénie serait le symptôme de sa castration psychique. Le silence qui l’entoure, sa vie de recluse, dressent l’anti-portrait des féminismes qui se dessinent dans le milieu des années 1960 aux États-Unis. Il est devenu important de combler les blancs de son histoire. Y compris en l’inventant. En 2000, Susan Sontag écrivit une pièce fictionnalisant sa vie, intitulée Alice in Bed. Mais la question demeure : qui est vraiment Alice ?

L’histoire d’Alice pose de nombreuses questions à tous ceux qui veulent faire une histoire des lesbiennes : qu’est-ce qu’un couple ? Celui qu’Alice et Katherine semblent former est-il lesbien ? Peut-on combler les blancs et les silences de l’histoire sans risquer de forcer les interprétations ? Car il existe bien des formes de relations entre femmes qui n’entrent qu’avec quelques périls dans nos cases devenues peut-être trop étroites.

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