L’Histoire de Bilitis

En 1894, Pierre-Félix Louis publie à compte d’auteur, à 500 exemplaires, un recueil de traductions de poèmes en prose intitulé Les Chansons de Bilitis. L’ouvrage est précédé d’une notice du traducteur, faite à Constantinople. Il y raconte que l’archéologue allemand G. Heim a découvert un sarcophage à Palaeo Limisso et des fragments de poèmes d’une certaine Bilitis.

Bilitis serait née en Pamphylie dans un village de montagne près de la rivière Melas au VIe siècle avant JC. Le traducteur explique qu’on ne sait presque rien de sa vie, sinon que son père était Grec, mais que Bilitis ne l’a pas connu, et que sa mère était Phénicienne. Elle aurait vécu jusqu’à l’âge de 16 ans avec sa mère et ses sœurs à traire les vaches et à faire des travaux de couture dans le cadre protecteur d’une vie pastorale et domestique dédiée aux Nymphes. Mais à 16 ans, elle aurait eu une malheureuse histoire d’amour avec un jeune homme : une histoire qui se serait mal terminée, puisque le traducteur explique que Bilitis abandonna son enfant et sa famille pour s’embarquer pour l’île de Lesbos. Sur cette île commence sa deuxième vie. Elle rencontre Sappho, encore belle, apprend l’art de la poésie et devient l’amante pendant 10 ans de Mnasidikas. Toutefois, sa vie ne s’achève pas entre les bras de sa compagne. Par jalousie, elle la quitte et s’embarque à nouveau pour Chypre où elle aurait terminé sa vie comme courtisane.

L’ouvrage connaît immédiatement le succès. Dès 1895, une seconde édition paraît aux éditions du Mercure de France. Le traducteur signe Pierre Louÿs. L’année suivante, de nouvelles traductions sont proposées et Bilitis devient une nouvelle entrée dans le Dictionnaire-manuel de Loliée et Gidel. À Paris, Nathalie Barney et Renée Vivien en font leur livre de chevet, tandis que Liane de Pougy se fait dédicacer son exemplaire par l’auteur.

Le problème est que Bilitis est une pure invention d’auteur et une mystification dont il importe de comprendre les raisons.

En 1894, Pierre Louÿs a 23 ans et il est encore totalement inconnu du grand public. Il a bien publié quelques traductions de poèmes hellénistiques qui ont pu être critiquées par les savants, notamment par l’archéologue français Gustave Fougère. À l’évidence, Pierre Louÿs veut abuser et mystifier la critique en la faisant tomber dans un piège : une vraie réussite. C’est en quelque sorte la vengeance d’un jeune poète vexé dans son art. Son apothéose est de recevoir une lettre de Gustave Fougère lui proposant quelques corrections mineures des poèmes de Bilitis à partir des textes originaux. L’incompétence du savant est alors manifeste et publique.

En inventant Bilitis, Pierre Louÿs explique aussi, en guise de justification plus honorable, qu’il a voulu défier la morale bourgeoise en lui présentant des textes érotiques saphiques, propres à la choquer. Il écrit donc un pastiche mais en souhaitant trouver des lecteurs et se faire un nom. Sappho fait l’objet d’un véritable renouveau philologique au XIXe siècle grâce aux savants allemands qui organisent des fouilles en Grèce et en actuelle Turquie. Ils exhument des textes et des papyrus qui sont ensuite étudiés, traduits puis commentés. Entre les années 1770 et 1850, plus de vingt nouvelles éditions et traductions des œuvres de Sappho paraissent et la découverte et redécouverte des textes s’accompagnent de débats parfois gênés sur la sexualité de la dixième muse. L’édition allemande de Bergk devient un standard pour toutes les langues. En écrivant un pastiche s’appuyant sur les découvertes d’un archéologue allemand, G. Heim (geheim veut dire secret ou caché en allemand), Pierre Louÿs est donc assuré de retenir l’attention de la communauté savante. Mais il veut s’adresser au-delà aux nombreux amateurs de cette période et aux nouveaux adorateurs ou plutôt aux nouvelles adoratrices de Sappho. Les années 1895 sont celles où les riches lesbiennes américaines ont installé leurs salons à Paris et se réfèrent à Sappho, leur inspiratrice et modèle. Il espère enfin un succès de scandale auprès d’un public bourgeois engoncé dans un carcan moral très strict. En témoigne par exemple le poème doucement scandaleux intitulé « les Seins de Mnadisidika » :

Avec soin, elle ouvrit d’une main sa tunique
Et me tendit ses seins tièdes et doux,
Ainsi qu’on offre à la déesse
Une paire de tourterelles vivantes.

« Aime-les bien », me dit-elle; « je les aime tant!
Ce sont des chéris, des petits enfants.
Je m’occupe d’eux quand je suis seule.
Je joue avec eux; je leur fais plaisir.

Je les lave avec du lait. Je les poudre
Avec des fleurs. Mes cheveux fins qui les
Essuient sont chers à leurs petits bouts.
Je les caresse en frissonnant.
Je les couche dans de la laine.

Puisque je n’aurai jamais d’enfants,
Sois leur nourrisson, mon amour; et,
Puisqu’ils sont si loin de ma bouche,
Donne-leur des baisers de ma part. »

À défaut d’être acceptables dans la société du XIXe siècle, les lesbiennes font vendre et Pierre Louÿs surfe sans scrupule sur cette mode un peu scandaleuse. Il compte sur le bouche à oreille scabreux et par sa mystification, se réjouit de tous les ridicules qu’il peut ainsi admirer.

Pour l’historienne américaine Lillian Farderman, ce texte est un monument d’homophobie où l’on peut découvrir quelques uns des clichés les plus antiféministes et les plus ravageurs envers l’homosexualité féminine sous couvert d’une certaine ouverture d’esprit, voire d’une compréhension pour ce qui ne serait pas un vice. Bilitis est ainsi une jeune fille sans repères masculins et abusée par son premier amour. C’est aussi une fille dévoyée et une mauvaise mère, même si Pierre Louÿs insiste pour dire qu’elle est croyante et pieuse (mais dévouée aux Nymphes ou à Aphrodite). Elle devient lesbienne parce qu’elle a été initiée par Sappho et parce que sur l’île de Lesbos, les femmes sont livrées à elles-mêmes et à l’ennui, leurs maris préférant s’aviner en compagnie de courtisanes. Il fait enfin de Sappho une femme certes encore belle, mais déjà vieillissante, pervertissant une jeune fille de 16 ans. Il la décrit, sous la plume de Bilitis, comme une sorte d’homme manqué, sans poitrine, sans hanches avec un corps d’athlète. Enfin, l’homosexualité de Bilitis n’est qu’une phase de 10 ans : il explique que parfois les amours les moins sincères durent le plus longtemps. Bilitis finit par quitter Lesbos et par devenir courtisane, c’est-à-dire par rentrer dans « le rang ». La poésie de Bilitis correspond à sa « phase » lesbienne : la littérature pervertit bien les jeunes filles. Sa voix se tait dès qu’elle quitte Lesbos. Il n’y a donc aucune homophilie dans ce poème au final assez douteux :

Je baiserai d’un bout à l’autre les longues ailes
Noires de ta nuque, ô doux oiseau, colombe prise, dont
Le cœur bondit sous ma main.

Je prendrai ta bouche dans ma bouche comme un
Enfant prend le sein de sa mère. Frissonne !…
Car le baiser pénètre profondément et suffirait à l’amour.

Je promènerai ma langue légère sur tes bras,
Autour de ton cou, et je ferai tourner sur tes côtes
Chatouilleuses la caresse étirante des ongles.

Écoute bruire en ton oreille toute la rumeur de la
Mer… Mnasidika ! Ton regard me fait mal. J’enfermerai
Dans mon baiser tes paupières brûlantes comme des lèvres.

Bilitis est donc un leurre : ce n’est pas la voix retrouvée d’une poétesse perdue, ni la sœur de Sappho, mais une mystification assez perverse d’un jeune auteur en mal de vengeance et de célébrité.

Pourtant, Bilitis a eu une double vie fictive. En 1955, aux États-Unis, à San Francisco, un groupe associatif prit le nom de « Filles de Bilitis ». Il s’agissait de la première association presbytérienne et lesbienne de l’histoire. L’objectif de Del Martin et de Phyllis Lyon, les fondatrices, était de créer un cercle passe-partout, dont le nom ressemblerait à d’autres cercles sororaux, tout en utilisant une référence qui puisse retenir l’attention des lesbiennes sans être aussi transparente que l’allusion à Sappho. Ce cercle offrait une alternative aux bars gays pour se rencontrer entre lesbiennes, pour discuter et pour danser. Il avait aussi pour objectif de permettre une meilleure intégration des lesbiennes dans la communauté hétérosexuelle en éduquant cette dernière. Le groupe fonctionna jusqu’au début des années 1970 et attira Marion Zimmer Bradley, la prolifique écrivaine de fantasy et de science-fiction.

Étrange méandre et étrange histoire qui dit bien le besoin de représentation, d’héroïnes et de modèles ou d’exemples, mêmes fictifs, d’une communauté en cours de constitution. Elle dit aussi que, contrairement à l’homosexualité masculine, l’homosexualité féminine titille l’imagination masculine et fait fantasmer les bourgeois. Dès le XIXe siècle, elle devient un argument de vente.

Pierre Louys

Pierre Louÿs

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