Une Histoire du Placard

Pour ouvrir mon propos, je voudrais partir de la séquence finale du film suédois Fucking Åmål, réalisé en 1998, il y a douze ans déjà.

http://www.youtube.com/watch?v=iHUeg8CTp08

Sans que les jeunes héroïnes sortent vraiment d’un placard à proprement parler, elles finissent par quitter le refuge qu’elles avaient trouvé aux toilettes de leur lycée. L’idée du « coming out », la sortie de leur refuge, est clairement figurée ici : les deux jeunes filles osent assumer leur couple et leur sexualité, défaire les idées fausses qu’on pouvait se faire d’elles, révéler leur vérité du moment.

L’expression « sortir du placard » est une traduction de l’anglais « coming out of the closet ». Il traduit deux idées :

1. D’abord que l’homosexualité est une sexualité marginale discriminée dans nos sociétés. Le placard est à la fois un refuge (dans lequel l’homosexuel se cache parce qu’il a honte), un lieu de relégation (où la société peut feindre d’oublier qu’il existe des sexualités différentes de la norme hétérosexuelle) et un révélateur.

2. Puis que ce concept serait un produit d’importation anglo-saxon, car il n’existe aucun équivalent dans d’autres langues.

On peut y ajouter la remarque suivante : l’expression « coming out of the closet » est plutôt récente. Selon les historiens américains qui se sont penchés sur la question, celle daterait de la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Voyons donc comment on a « inventé » le placard…

Pour la théoricienne du Queer, Ève Kossovsky Sedgwick, le « placard » n’est bien sûr pas un lieu, ni même un meuble, ni quoi que ce soit de concret. Il s’agit d’un dispositif de pouvoir et de connaissance qui se met potentiellement en place au moment où se met en place l’opposition binaire entre homosexuel d’une part et hétérosexuel d’autre part. Ce moment peut être daté de la fin du XIXe siècle : le mot « homosexuel » est inventé en 1869 tandis que celui d’hétérosexuel est forgé quelques années plus tard, vers 1890. Au lieu de penser les relations sexuelles comme des pratiques distinctes de l’identité d’une personne, les contemporains du XIXe siècle et notamment les médecins en font une caractéristique spécifique d’une identité plutôt fixe et stable (même s’ils hésitent entre nature innée ou caractère acquis). Ce changement majeur, qui définit toujours nos sociétés, implique alors une catégorisation des individus en deux « espèces » différentes, l’une étant normale, l’autre pathologique et/ou immorale.

Il y a « invention » du placard alors à plusieurs titres :

1. Parce que les individus, quelle que soit leur sexualité, vont accepter d’entrer dans cette catégorisation : cette acceptation entraine différents comportements. Les individus se disant et se pensant hétérosexuels, vont se sentir confortés dans leur sexualité. Les individus se pensant « anormaux » ou doutant de leur sexualité vont commencer à taire leurs différences par rapport à la norme. Ce positionnement de chacun dans une catégorie a contribué à forger des comportements hétéros ou homosexuels distincts mais inégalement reconnaissables. Alors que l’hétérosexuel, qui appartient à la norme, se pense comme universel et n’a rien à cacher, l’homosexuel, se pensant marginal et anormal, peut, soit chercher à ne pas être reconnu comme tel (refoulement de l’homosexuel honteux), soit adopter un code destiné à être reconnaissable surtout par sa « communauté ».

Dans ce premier sens, le placard est un dispositif de catégorisation sociale contraignant qui naît à la fin du XIXe siècle et qui perdure encore aujourd’hui, même si ce moule est ébranlé par le mouvement LGBT qui insiste sur la variété très importante des sexualités que cache le terme « homosexualité » et qui a des effets en retour sur la définition étroite de l’hétérosexualité. Le refus actuel des étiquettes, l’accent mis par certains sur la fluidité de la sexualité, voire les performances queer pour casser le concept même d’identité sexuelle ou encore le succès de la virginité ou de l’abstinence sont autant de signes qui montrent l’envie de faire disparaître le fameux « placard ».

2. Pour Ève K. Segdwick, le placard n’est pas seulement un outil de classement des individus : la mise en place des catégorisations sexuelles s’accompagnent aussi de la mise en place de régimes politiques démocratiques et modernes et en particulier de la mise en place des États-Nations qui supposent une volonté de vivre ensemble ou de vouloir se retrouver en l’autre (même langue, même histoire, même culture, même façon de regarder l’avenir), surtout entre hommes (puisque les femmes sont exclues du droit de vote).

Ces « inventions » parallèles (Nation et homosexualité/hétérosexualité) créent des tensions entre désirs de fraternité virile entre égaux libres, forcément intense, et risques potentiellement élevés d’homosexualité (surtout après l’affirmation de Freud qui pense que nous sommes tous un peu bisexuels). Pour Ève K. Sedgwick, cette situation génère particulièrement chez les hommes une paranoïa masculine qui connaît son âge d’or à chaque période de crise nationale et qu’on peut appeler « homophobie ». L’homophobie est la crainte de faire confiance à un homosexuel, d’être trahi (ou séduit mais c’est pareil) par lui, ou la peur de se sentir soi-même en danger d’homosexualité.

L’homophobie provoque par contrecoup des comportements assez agressifs où les homophobes singent une conduite qui est pensée comme du ressort du comportement hétérosexuel : attention aux femmes, attitude de séducteur, galanterie appuyée, machisme, voire misogynie, codes vestimentaires et comportementaux viriles par exemple. Ces nouveaux comportements modifient à nouveau le rapport hétérosexuels/homosexuels et ont pour effet principal de créer une honte homosexuelle dont le nœud est profondément social (peur de l’exclusion d’une société d’hommes) et politique (peur de briser l’unité nationale et la confiance de ses pairs).

En ce deuxième sens, on peut donc distinguer un temps fort du « placard » où la peur des homosexuels domine et où l’agressivité pour détruire l’ « autre » se déploie. Ce temps fort, qui voit apparaître l’expression de « closet » est l’après Seconde Guerre mondiale aux États-Unis. Dans un contexte de Guerre Froide, temps de paranoïa déjà aigu, et de chasse interne aux communistes (avec le Maccarthisme), on oublie souvent d’évoquer la chasse aux homosexuels américains sur le sol américain mais aussi la chasse aux homosexuels dans le bloc de l’Ouest. Le besoin du placard comme refuge se fait alors sentir pour ceux qui veulent sauver leur vie de la mort sociale que représentent l’arrestation, le procès et la publication de son nom dans la presse. Ce temps d’oppression du placard dure jusqu’aux événements de Stonewall et la naissance d’une « fierté gay » vers 1969 et surtout le début des années 1970.

3. Si le placard joue encore un rôle fondamental dans notre société selon Ève K. Sedgwick, c’est parce qu’il est une construction perpétuelle associée au « coming out ». D’une certaine manière, pour cette théoricienne, on ne peut pas sortir du placard, car même si un homosexuel « s’assume » auprès de ses parents, de ses amis, de ses collègues de travail, de ses amis, à chaque nouvelle rencontre, le « placard » ressurgit et avec lui des stratégies : faut-il le dire ? À quel moment ? Peut-on faire « confiance » ?

Le placard est un jeu de savoir et de pouvoir qui se reforme sans cesse. L’homosexuel n’en a pas la maîtrise, pas plus que l’hétérosexuel. Ève Sedgwick prend ainsi le personnage de Charlus dans La Recherche du Temps perdu de Marcel Proust. Ce personnage nous est d’abord présenté comme une grande « folle » pour qui le doute sur la sexualité n’existe pas : Charlus est vu comme un homosexuel de type efféminé. Plus tard, le lecteur découvre la personnalité de Charlus et découvre surtout que Charlus pense son secret bien gardé : Charlus se croit perçu comme un homme viril et hétérosexuel.

Nos « identités » sexuelles, si elles existent, sont indiscernables d’où l’adage, il faut « en être pour le savoir ». Certains codes peuvent être trompeurs, d’où l’invention aussi du « gaydar » qui prouve une fois encore l’opacité du placard. On peut être « in » pour certains et « out » pour d’autres mais on tourne toujours autour.

Dans ce troisième sens, plus individuel, chacun a sa propre histoire de « placard » qui commence à un âge variable : au moment où l’on prend conscience de son « identité sexuelle » ou bien où l’on se pose des questions sur elle. Entrer ou pas dans le placard : telle est la question… Sortir du placard est souvent plus tardif, mais c’est aussi plus difficile pour les raisons déjà évoquées.

sortir du placard

Pour en savoir plus :

Ève Kossofski Sedgwick, Épistémologie du Placard, 1999, traduit en 2008 en français.

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