La Pensée Queer Selon Judith Butler

Une fois n’est pas coutume, l’histoire d’aujourd’hui est beaucoup moins biographique que philosophique. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. La première tient au fait que Judith Butler a déjà fait l’objet d’une présentation sur le site dans la rubrique des personnalités. La deuxième tient à l’auteure elle-même qui refuse la biographie en tant que discours prétendant à dire la vérité d’un sujet.

Judith Butler parle peu de sa vie privée ou personnelle. En revanche, elle parle de ses influences, de ses lectures, de ses expériences politiques : Judith Butler est le produit de lectures philosophiques ardues transformées en outils conceptuels politiques dans les campus américains de la fin des années 1960-début des années 1970 : ce qu’on appelle la French Theory (c’est-à-dire la réception américaine des idées philosophiques de Michel Foucault, de Jacques Derrida, de Lacan ou de Gilles Deleuze), mais aussi du militantisme gay et queer découvert sur la Côte Est des États-Unis.

Sa pensée, originale, a été exposée dans divers ouvrages qui ont été des best-sellers malgré la complexité de la langue et des concepts. Elle a été traduite dans de nombreuses langues, dont le français mais tardivement à l’initiative d’Éric Fassin, sociologue français, presque 15 ans après ses premiers textes. Le texte le plus célèbre et le plus facile à trouver en France est Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, traduit en 2005 mais écrit en 1990. C’est un des textes fondateurs de la pensée Queer dans le monde occidental.

Un peu de vocabulaire d’abord : le mot anglais queer est habituellement traduit par bizarre (en mauvaise part). Il sert à désigner tous les individus qui ne rentrent pas dans la norme : gays, lesbiennes, trans, travestis… Au début des années 1990, il est utilisé à l’intérieur des mouvements gays et lesbiens pour lutter contre les effets d’invisibilisation et donc d’oppression que générait l’expression passe-partout d’homosexualité pour des sous-groupes mal représentés par cette dénomination. En France, le queer est assez mal connu et lorsqu’il l’est, il est assez mal vu car il peut être assez corrosif pour le féminisme. Judith Butler en particulier fut la cible d’attaques répétées de la part des féministes. Dernièrement, Judith Butler a également suscité la colère des gays lors de la Gay Pride de Berlin, car elle a refusé le prix du Courage civil que les organisateurs voulaient lui décerner en dénonçant la Gay Pride comme une opération commerciale et raciste et a même appelé les participants à assister à une autre Gay Pride alternative, « Transgenialer », dont le mot d’ordre était : « à temps violents, puissante résistance queer ».

Quelle est donc la pensée queer de Judith Butler et en quoi est-elle subversive ?

1. Le premier point à souligner est le fait que Judith Butler se dit féministe et a été beaucoup influencée par les féministes, notamment françaises. Dans son premier chapitre consacré aux « sujets de sexe/genre/désir », elle commence par citer cinq axiomes féministes qui sont des clés de lecture importantes pour les féministes occidentales :

On ne naît pas femme, on le devient (Simone de Beauvoir)

À proprement parler, on ne peut pas dire que les « femmes » existent (Julia Kristeva)

La femme n’a pas de sexe (Luce Irigaray)

Le déploiement de la sexualité […] a établi cette notion de sexe (Michel Foucault)

La catégorie de sexe est une catégorie politique qui fonde la société en tant qu’hétérosexuelle (Monique Wittig)

Judith Butler veut donc redéfinir une politique féministe sans la fonder sur l’idée d’une essence féminine, d’une identité féminine.

2. Pour elle, comme pour Simone de Beauvoir, on ne naît pas femme. Cette phrase signifie qu’il ne suffit pas d’avoir des attributs sexuels femelles (des seins, un vagin, un utérus, un clitoris, des règles, des cycles hormonaux et tout ce que la biologie peut dégager comme caractéristiques du sexe féminin) pour être considérée pleinement comme une femme ni pour se considérer comme telle. En ce sens, « l’anatomie n’est pas un destin, mais c’est aussi une histoire » (Éric Fassin). Chacun vit son corps différemment, à la fois de manière intime, mais aussi en société et sous le regard des autres.

3. Le corps féminin ou masculin n’est pas une réalité de départ, mais le fruit d’une construction et même d’une relation de pouvoir. La formule paraît étrange. Judith Butler ne nie pas la matérialité de notre corps, mais elle dit qu’en matière de sexualité et de genre, il y a toujours une part d’attente : nous nous découvrons dans un ensemble de normes et nous nous révélons « conformes » ou non aux attentes sociales dominantes (dans notre société, c’est l’hétérosexualité qui est toujours présupposée). C’est notre regard et surtout le regard des autres qui fixent notre identité. C’est en ce sens qu’on peut dire que notre corps est politique. Ici, Judith Butler montre son attachement au pouvoir du langage. Ce qui n’a pas de nom ou de mot n’existe pas. Il n’y a donc pas de différences de sexes avant qu’on en établisse une fondée sur le langage et des normes scientifiques (la biologie n’est donc pas une science politiquement neutre).

4. Il n’y a pas de structure sexuelle binaire autre part que dans le langage et les normes. La science elle-même ne peut pas établir qu’il n’existe que deux sexes, puisqu’il existe des hermaphrodites. Par ailleurs, les pratiques médicales actuelles qui permettent des changements de sexe créent aussi des êtres momentanément hybrides : soit en leur donnant des hormones qui changent certaines caractéristiques physiologiques, soit en opérant peu à peu, ce qui pose la question de leur sexe « pendant » la phase de transition. La conséquence politique est donc la suivante : il est vain pour les féministes de demander des droits au nom de l’identité féminine qui serait définie comme une structure fixe ayant pour caractéristiques fixes un certain rapport au corps, aux valeurs, à la sexualité, car tout cela ne cache qu’une chose – un modèle de femme inventé par l’oppression masculine dans le cadre d’une société qui pose comme présupposé de base que tout le monde est hétérosexuel. La vraie femme pour laquelle se battent les féministes n’est donc pas forcément une mère de plusieurs enfants, obligée de pouponner et de tout nettoyer telle une naturelle fée du logis en plus de sa journée de travail tout en restant féminine, c’est-à-dire désirable pour les hommes. Il existe des femmes qui ne sont pas des mères, qui ne sont pas féminines, qui ne sont pas attirées par les hommes, qui ne veulent pas pouponner, etc. La femme est un idéal qui est aussi un cadre de notre oppression collective. En cela, Judith Butler reprend certaines positions féministes et rejoint la contestation lesbienne du féminisme : contestation incarnée notamment par Monique Wittig qui disait qu’elle n’était pas une femme car elle était lesbienne. Cette phrase ne voulait pas dire qu’elle n’avait pas de vagin, mais qu’elle ne répondait pas dans son allure, dans ses pratiques sexuelles et dans son mode de vie à ce qu’on appelle communément une femme. Judith Butler voit dans le refus du combat féministe exprimé par de nombreuses femmes le fruit de l’erreur de stratégie des féministes. On ne peut pas se battre au nom des femmes… car les femmes n’existent pas.

5. Judith Butler considère donc que tout est politique et construit : il n’y aurait pas d’un côté le sexe qui serait du côté du biologique, de la science et donc de l’objectivité et de l’autre le genre qui serait du côté du culturel, donc du construit et du purement subjectif. Toutefois, le fait que le sexe ou le genre soit des constructions ne veut pas dire que l’on ait le choix d’être ce que l’on est, de désirer qui l’on désire. On ne décide pas d’être hétéro, ni homo, ni efféminé, ni viril. Ce n’est pas quelque chose de conscient sur lequel on a prise. Par ailleurs, le sexe tout comme le genre peuvent changer dans la vie d’un individu : l’identité sexuelle est donc une fiction régulatrice et une force d’oppression. Ce point permet de réfuter toutes les accusations de monstruosité de ceux qui ne rentrent pas dans la norme : bisexuels, travestis, transgenres, intersexes… Pour Butler, chacun devrait pouvoir vivre sa vie.

6. Il n’y a pas de hiérarchie de valeurs ni de différences fondamentales entre les individus. Chacun d’entre nous se conforme à l’idée qu’il se fait de « son » genre. Tout le monde se travestit le matin en choisissant ses vêtements : aussi bien l’homme hétéro qui se croit libre de choisir un pantalon ou un bermuda et une chemise (mais surtout pas de robe ou de nuisette) que la lesbienne qui s’habille en homme si elle se sent butch. Le genre est une loi obligatoire, mais il faut avoir conscience qu’il n’est qu’une comédie ou une mascarade qui nous rend tous mélancoliques ou qui nous fait peur à tous. On a tous à un moment ou à un autre peur de passer pour une « folle », un « pédé », une « gouine », que l’on soit hétéro ou non, homo « honteux » ou non. En ce sens, qui est un renversement complet, les plus à plaindre seraient les hétéros totalement dupes de singer un idéal qu’ils n’atteindront jamais. On pourrait appeler ça le « syndrome de la pom-pom girl » : je mets des guillemets, car ce n’est pas du tout dans le texte de Judith Butler et c’est une interprétation très personnelle.

Dans le même ordre d’idée, il n’y a pas de hiérarchie entre les sexualités : la supériorité de la sexualité génitale a été posée par les médecins et les psychanalystes pour dévaloriser les autres sexualités supposées soit infantiles (donc immatures et incomplètes, bloquées à un stade du processus), soit perverses.

Donc, on ne peut pas fonder en science ce qui est présupposé en dehors de la science sur des bases politiques, éthiques, religieuses.

7. La sexualité n’est pas « avant », « en-dehors », « au-delà » du pouvoir. Aucune sexualité ne peut subvertir fondamentalement la matrice du pouvoir. En revanche, et c’est le projet politique de Judith Butler, il est en notre pouvoir et de notre devoir à tous, hommes ou femmes, hétéros ou homos, de prendre conscience que la sexualité et le genre sont une structure du pouvoir. Il faut donc rendre visible tout ce qui déstabilise les normes et permet de sortir du binarisme : Judith Butler est partisane du « coming out », des combats militants luttant pour faire reconnaître à chaque minorité sexuelle des droits au niveau légal. Dans un monde où le pouvoir est lié à la représentation, la question de la visibilité est centrale, car elle donne de la légitimité. Le modèle de déstabilisation par excellence est alors le drag qui met en doute non seulement la question du sexe biologique (un homme, une femme sous les vêtements, un hermaphrodite, un être en transition…) mais aussi la question du genre (hétéro ou homo ou bi).

La difficulté majeure de cette pensée et des outils qu’elle propose qui permettent de lutter contre toutes les formes de discriminations sexuelles est qu’elle rend compliqué un combat étiqueté « féministe » et qu’elle brouille toutes les cartes – ce qui au niveau philosophique et intellectuel est stimulant, mais au niveau pratique et politique suscite des malentendus comme l’ont montré les événements de juin 2010 à Berlin. Il est clair que les organisateurs de la Gay Pride de Berlin n’ont pas compris pourquoi Judith Butler les accusait de compromission avec le pouvoir.

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