Les Garçons Manqués – Un choix ?

Si les hommes et les femmes ont des « identités » de genre prêtes à l’emploi et qu’ils intègrent et incarnent dans leur grande majorité, il est des cas où identités biologiques ou sexuelles et identités de genre ne coïncident pas. Ces garçons efféminés et filles viriles sont le plus souvent mal vus, sauf dans certains cas bien particuliers où une communauté entière peut pousser un individu à « endosser » une identité et une place qui ne devraient pas être la sienne. Dans ce cas, il n’y a pas véritablement de « travestissement » mais un aménagement des places sociales et sexuées.

C’est ce qui est arrivé à plusieurs jeunes filles au XIXe siècle en Albanie et dans le Monténégro. Quelques cas sont particulièrement bien documentés, notamment celui de Mikas Milicev Karadzic et de Tonë Bikaj. Voici leurs histoires…

Ceci en voix off comme avant le générique de New-York Unité spéciale… Un « ta-dam » peut clore ce prologue…

Mikas tout d’abord est née Milica vers 1850 dans le village monténégrin de Zabjak.

Les garçons manqués - Un choix ?

C’est alors une petite fille comme les autres, élevée comme telle et elle est l’enfant unique d’un couple de fermiers. Mais son père est un héros local qui meurt au combat contre les Ottomans lorsque la petite fille n’est encore qu’un bambin. Sa vie bascule sans qu’elle y ait la moindre part. Sa mère qui se retrouve veuve et sans fils transforme en effet sa fille en fils sans que la communauté villageoise n’y trouve quoi que ce soit à redire : elle la rebaptise Mikas, lui parle comme si elle était devenue un garçon et ne lui permet plus que des habits de garçon. Milica qui est une fille obéissante endosse alors ce changement d’identité. En 1872, un docteur serbe, le docteur Milan Jovanic-Batut, la rencontre alors qu’elle est âgée de 22 ans. Elle est devenue un soldat et prétend ne plus avoir de règles depuis l’âge de 13 ans (elle reconnaît cependant avoir été réglée quelques mois normalement avant cet âge). Elle s’occupe également de la ferme et tout le village s’adresse à elle comme si elle était un homme. Elle possède alors un beau cheptel de 50 moutons et quelques arpents de terres fertiles. La situation n’est évidemment pas « normale » dans le sens où la vie de Mikas n’entre pas dans une norme locale. Elle ne va pas non plus sans poser quelques problèmes puisque vers 1880 un prêtre orthodoxe fut sollicité pour ramener l’ordre. Il vint voir Mikas, mais au lieu de lui demander de s’habiller en femme et de reprendre sa place de femme dans le village, il reconnut en fait sa « masculinité » et interdit même à quiconque de l’insulter. Il sanctifiait donc sa position particulière à une condition toutefois : qu’elle reste une vierge dont la vie devait être consacrée à honorer sa famille et remplacer l’héritier mâle manquant. Ce statut qui la plaçait en marge de la communauté s’appelait « ostajnica » (c’est-à-dire celle qui reste à la maison). Vers 1920, son histoire était à ce point reconnue et étonnante qu’elle fut de nouveau étudiée par une ethnographe croate du nom de Marijana Gusic. Enfin, celle-ci souhaite la rencontrer et lui parler mais Mikas, qui est alors âgée de 70 ans, ne veut pas communiquer avec elle et n’accepte pas que cette femme lui parle. En revanche, elle accepte de discuter avec son mari. Gusic décrit un être solitaire qui vit seule et effectue encore toute seule tous les travaux physiques les plus durs des champs sans aide masculine. Il ne lui reste plus que trois vaches et un peu de terres. Elle s’habillait toujours en homme, se bandait la poitrine et veillait jalousement à être traitée en homme, au point d’avoir le droit de voter aux élections législatives et d’être enregistrée sous son nom masculin sur les registres électoraux alors que les autres femmes n’avaient pas encore le droit de vote. Certes, Mikas préparait ses propres repas, mais toutes les autres tâches domestiques (ménage, lessive surtout) étaient prises en charge par des voisines qui s’adressaient à elle comme on s’adresse à un homme. Cette situation étonne l’ethnologue qui décrit en 1920 une femme mentalement dérangée, malheureuse, misogyne et misanthrope. Lorsqu’elle mourut en 1934, elle fut enterrée par sa communauté comme un homme, dans ses vêtements d’homme. Certains observateurs, notamment le docteur serbe qui la rencontra dans ses jeunes années, dirent qu’elle appréciait les jolies femmes et qu’elle était attirée par elles, mais son statut l’obligeait à vivre comme si elle était devenue « asexuée ». Son identité biologique était niée et son identité de genre fut transformée pour des raisons économiques et sociales par sa mère avec l’accord de la communauté toute entière sans qu’elle ait son mot à dire. Elle fut respectée jusqu’à sa mort parce qu’elle tint son rôle dans la communauté rurale.

Assez différente est l’histoire de Tonë Bikaj qui fut enterrée en habits d’homme, comme Mikas, en 1971 à Tuzi, dans un village proche de la frontière avec le nord de l’Albanie. Dans ce deuxième cas qui fascina les ethnologues, Tonë décida elle-même et de sa propre initiative de devenir un homme après la mort de ses deux frères. Elle changea le son de sa voix, ses manières, ses gestes, ses postures et sa manière de se vêtir et vécut comme un homme en essayant de ressembler le plus possible à un homme. Non seulement son village mais aussi sa famille acceptèrent totalement cette transformation. Les membres les plus jeunes de sa famille ignoraient même pour certains qu’elle n’était pas née homme mais l’était devenue.

Tonë était le premier enfant de Tom Lule Bikaj et de son épouse Katherine. Son père, qui avait participé à la révolte albanaise contre la domination ottomane, avait été de longues années tenu en exil en Anatolie avant sa naissance. Peu après, le couple avait eu encore deux fils et deux filles. Mais, les fils moururent de la malaria alors que Tonë n’avait que 9 ans. C’est donc Tonë qui décida de changer son identité, de devenir un garçon et de cesser d’aider sa mère pour soutenir son père. Sa décision fut approuvée par ses parents et son père la présenta au reste du village comme son « nouveau fils ». À 15 ans, pour se protéger lorsqu’elle allait mener le troupeau dans les montagnes, son père lui offrit une arme, comme les pères le faisaient pour leur fils. Lorsque ses sœurs se marièrent, elle les mena à l’autel comme si elle était leur frère ainé. Pendant la Seconde guerre mondiale, elle fit partie d’un mouvement de résistance nationaliste et prit les armes. Elle fut faite prisonnière près d’un an et fut humiliée d’être traitée à cette occasion comme une femme, séparée de ses camarades. Elle parvint à s’enfuir. Après guerre, au début des années 1950, elle continuait toujours à se comporter comme un homme et la communauté, tout comme sa famille, la considéraient toujours comme telle en l’appelant « baba » (père) et en lui donnant accès aux réunions exclusivement masculines.

Les garçons manqués - Un choix ?

Sur cette photo de 1947 prise par Branimir Gusic, on voit des femmes parcourir les rudes montagnes de l’Albanie du Nord.

En 1960, Marijana Gusic la rencontra personnellement et elle décrit quelqu’un de joyeux, qui avait une très haute estime de soi et qui n’avait aucun des problèmes psychologiques qu’elle avait observés chez Mikas bien plus tôt. Trois ans avant sa mort, Tonë fut très malade et fut assisté dans ses derniers instants par une sœur franciscaine avec qui elle conclut de se faire enterrer comme un homme. La pieuse nonne n’y trouva rien à redire. Toutefois, elle ne fut pas entièrement enterrée comme un homme, car il n’y eut pas de lamentations entonnées par les hommes sur le passage de son convoi en signe de dernier hommage.

Ces histoires n’appartiennent pas seulement au passé révolu. Selon Jan Bremmer, il existe encore des ostajnika. L’une d’elles est née en 1941 dans une famille très pauvre de paysans du Nord du Monténégro et pour respecter son identité, Jan Bremmer l’appelle uniquement par ses initiales (N.N.). À ses 10 ans, l’enfant qui était l’ainée d’une fratrie de 9 sœurs – que des filles donc, fut déclarée par sa mère devenue veuve ostajnika afin de remplacer l’héritier mâle que le couple n’avait pas pu avoir. À compter de cet âge, elle cessa donc de s’habiller en fille, sauf lorsqu’il y avait des visites médicales (comme ce fut le cas en 1955), et se mit à se comporter en homme. En 1986, lorsque Jan Bremmer vint étudier ce « cas », il ne put rencontrer N.N qui, selon les villageois, vivait et travaillait désormais en ville avec une belle jeune femme qualifiée de féminine. En ville, toutes les deux étaient appelées des lesbeke, des lesbiennes.

Sur cet extrait de l’INA, on découvre une de ces dernières « vierges jurées » d’Albanie.

Et voici quelques photographies des dernières représentantes de cette coutume régionale dans les Balkans. Sur celle-ci, on découvre Fatime, 77 ans.

Les garçons manqués - Un choix ?

Voici ici Qamille, 90 ans.

Les garçons manqués - Un choix ?

Pour en savoir plus :

Leila J. Rupp, Sapphistries : a global History of Love between Women, 2009.
Jan Bremmer, From Sapho to De Sade : Moments in the History of Sexuality, 1991.
Gilbert H. Herdt, Third Sex, Third Gender : beyond sexual Dimorphism in Culture and History, 1996.

Voir aussi l’article de Laurence Hérault sur les « vierges jurées » d’Albanie dont il est question dans cette page de blog.

NB : j’ai décidé de parler des deux cas en désignant en permanence les deux individus comme étant de sexe féminin. Il serait sans doute plus logique d’écrire à leur propos en utilisant le masculin puisque c’est ainsi qu’on les désignait. C’est une facilité de langage pour rendre les situations les plus explicites possibles, mais je reconnais parfaitement que ce n’est pas vraiment adapté et que cela dénote d’un parti-pris. C’est insoluble.

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