Les Lesbiennes sous le Microscope

La sexualité n’est pas une affaire privée. Depuis les temps les plus anciens, elle est observée, codifiée, mise en normes par des discours émanant majoritairement d’hommes, souvent misogynes, appartenant aux élites sociales et culturelles. Longtemps affaire de l’Église, elle devient affaire de médecins aux XVIe et XVIIe siècles. C’est surtout la sexualité des femmes qui intéressent ces érudits, et parmi elle, l’explication du mystère de la tribaderie revient de manière obsessionnelle.

À partir de la Renaissance, les connaissances médicales sont considérablement renouvelées par les progrès de l’anatomie et la pratique désormais courante de la dissection humaine. Sous la peau, les anatomistes découvrent les muscles, les organes, les nerfs et les os. La curiosité pour le corps humain s’ouvre peu à peu à mesure que des tabous religieux tombent. L’étude de la différence des sexes, des mystères de la génération et des maladies du sexe deviennent possibles en Occident. La première description anatomique précise du sexe féminin est réalisée par le savant italien Gabriel Fallope[1] (1523-1562) en 1562. Il est d’ailleurs considéré en partie comme l’« inventeur » du clitoris par Thomas Bartholin un siècle plus tard, même si ce dernier évoque également les apports d’Avicenne (philosophe et médecin arabe du XIIe siècle) et d’Albucasis (médecin arabe du Xe siècle, traducteur de Paul d’Égine). En 1647, Thomas Bartholin consacre un chapitre entier au clitoris (« De clitoride », chapitre 34 des Institutions anatomiques) dont il fait une « douceur d’amour et le centre du plaisir féminin ». Il l’appelle aussi le pénis de la femme, car c’est l’organe érectile qui lui ressemble le plus. C’est dire si le corps féminin est pensé à partir du corps masculin. Il évoque les pratiques de friction des femmes entre elles et la masculinité des femmes qui ont un gros clitoris, semblable à un petit pénis. C’est la première tentative d’explication du lesbianisme à partir de l’anatomie et des formes des organes.

Les lesbiennes sous le microscope

Pierre Dionis (1643-1718), médecin de la famille royale de Louis XIV, anatomiste réputé et chirurgien de premier plan, reprend le discours de Thomas Bartholin. Dans ses Cours d’opération de chirurgie, il évoque, entre autres, trois opérations chirurgicales, rares selon lui, effectuées sur le sexe des femmes : l’excision des nymphes (petites lèvres de la vulve), l’amputation du clitoris et l’opération des hermaphrodites. Ce médecin explique que l’amputation du clitoris intervient quand le clitoris dépasse la taille que la nature lui a prescrite et quand cet organe est si gros qu’il en devient une sorte de « verge d’homme ». Pour Dionis, cette malformation est fréquente en Égypte et en Europe chez les « Ribaudes » qui en abusent pour « se polluer avec d’autres femmes » (sic).

Extrait de Cours d’opération de chirurgie

On retrouve donc l’explication anatomique pour justifier le lesbianisme, alors appelé « tribadisme » (du grec tribein qui veut dire se frotter).

Le médecin suisse, Samuel-Auguste Tissot (1728-1797) publie en 1759 un traité sur l’onanisme. Dans la section V, il s’intéresse à la masturbation féminine à laquelle se livrent selon lui de malheureuses victimes. Il estime que chez les femmes, le mal causé par l’onanisme est plus grand encore que chez les hommes. Il suscite accès d’hystérie, vapeurs, jaunisse incurable, crampes cruelles de l’estomac et du dos, douleurs de nez, pertes blanches et acres, enfin des prolongements et des dartres du clitoris qui mettent les masturbatrices dans un état de lascivité proche de la bestialité. L’onanisme est reconnaissable à quelques symptômes clairs : perte d’embonpoint, peau plus terne et plus rugueuse, yeux qui perdent de leur éclat et gagnent en langueur, lèvres décolorées et dents moins blanches. Cette description alarmante de la masturbation alerte l’attention des médecins qui, à la suite de Tissot, accordent de plus en plus d’attention à ce mal. Bienville fit paraître, en 1771, La nymphomanie ou Traité de la fureur utérine.

Son livre commence par une description anatomique de l’appareil génital de la femme. Il s’intéresse particulièrement au vagin, qu’il décrit comme un long canal reliant la matrice aux « parties honteuses de la femme ». Ce dernier compare encore l’entrée de la matrice au « museau d’un chien », à la surface inégale et recouverte de plis et de rides. Les ovaires sont comparés aux testicules chez l’homme. Le chapitre II explique ce qu’est la nymphomanie. Selon lui, la masturbation chez la femme la conduit à la dépendance au plaisir. Dans sa recherche effrénée de la volupté, elle pourrait s’en prendre à tous les hommes jusqu’à en devenir folle. Il s’insurge toutefois contre l’enfermement des femmes dans des « maisons de force » et contre « les sévices qu’y subissent les femmes qui se masturbent ». Il conseille des traitements plus doux : saignées, purges, régimes, bains ou cataplasmes. Sans oublier, le mariage…

Extrait de La nymphomanie ou Traité de la fureur utérine

En 1812, dans le Dictionnaire des sciences médicales introduit par Renauldin, l’article « clitoris » fait état des tailles exagérées de certains. C’est à qui aurait découvert le plus long clitoris :

– La taille d’un petit doigt pour Columbus (déjà cité par Fallope) ;

– 7 pouces pour le médecin Haller

– 12 pouces (longueur qualifiée de « monstrueuse ») et la taille du cou d’une oie pour un « on » indéterminé.

Ces discussions sur la taille du clitoris, indique l’article, ont pu faire croire à l’existence réelle d’hermaphrodites et amènent immédiatement aussi à un développement sur les femmes lascives qui abusent de cette malformation (la taille pensée normale étant plutôt petite) et que le dictionnaire décrit comme « de taille élevée, de muscles vigoureux et de figure hommasse ».

Les Lesbiennes sous le microscope

L’article se termine par un point de jurisprudence médicale magnifique : Renauldin explique qu’en cas de clitoris énorme, empêchant la pénétration normale de la verge dans le vagin et donc la reproduction, peut être un motif médicalement recevable de divorce !!! Précédait une explication des moyens rapides et efficaces d’exciser cet encombrant problème. N’est-ce pas fabuleux ?

[1] Fallope, qui est aussi l’inventeur du préservatif (alors un fourreau de toile légère), est resté célèbre par la découverte des trompes utérines qui portent encore aujourd’hui son nom.

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