Sophia Yakovlena Parnok (1885-1933)

Encore une lesbienne poète ! Soit, mais celle-ci traversa bien plus d’orages et de difficultés que les nouvelles Sappho de Paris ou d’Amérique, et sa poésie n’est pas un supplément d’âme : elle est la seule trace qui nous reste de sa vie, de ses amours et de ses combats pour vivre ses désirs pour des femmes dans un pays en transformation politique, sociale et économique. Son exemple unique, atypique, nous permet de comprendre un peu mieux ce que cela pouvait être qu’être ouvertement lesbienne en Russie, à l’époque de la mâle Révolution bolchévique.

Sophia Yakovlena Parnok

Sonia (diminutif de Sophia en russe) est née le 11 août 1885 dans la ville portuaire de Taganrog, au bord de la mer d’Azov, dans le vaste Empire russe des Romanov. C’est une petite ville endormie qui compte 61 000 habitants, la plupart travaillant dans le commerce et les affaires. Loin de Moscou et de Saint-Pétersbourg, elle semble beaucoup plus proche de la Turquie et de la Grèce : d’ailleurs, de nombreux Turcs et Grecs vivent à Taganrog.

Sa mère, Alexandra Abramovna, était médecin et juive (dans un pays clairement antisémite, notamment à la fin du XIXe siècle). Elle avait épousé Yakov Solomonovitch Parnok, un pharmacien de la ville et juif anciennement installé et bien intégré dans la communauté. Le couple fait partie de l’élite intellectuelle de la petite ville qui a vu naître Anton Tchékhov. Sonia est leur premier enfant. En 1885, le Tsar Alexandre III essaie de revenir en arrière sur les réformes de son père, assassiné en 1881. L’heure est à la nostalgie pour l’Ancien régime, l’autocratie, mais aussi à la russification qui se traduit par des persécutions contre les minorités, notamment juives. Heureusement, Taganrog est loin du cœur tsariste. Voici la maison où Sonia a grandi à Taganrog, dans l’amour de la Russie et dans l’indifférence de la religion juive (ce qui ne fit qu’aiguiser sa curiosité pour la religion toutefois).

Sophia Yakovlena Parnok

En 1891, cependant, la vie de famille est bouleversée par la mort en couches d’Alexandra, la mère de Sonia. Sonia  n’a que 6 ans, et Yakhov, son père, ne tarde pas à se remarier pour pouvoir élever sa fille et ses deux nouveaux enfants, des jumeaux, Valentin et Yelizaveta (Liza). Avant la naissance de Valentin, Sonia était très proche de son père, mais à la naissance du petit garçon, il semble que celui-ci préféra se rapprocher de l’enfant. La nouvelle épouse, la belle-mère de Sonia, ne vint pas combler le manque de tendresse et d’affection que la petite fille regrettait de ne pas avoir connu de la part de sa mère. Celle qui était l’ancienne gouvernante allemande de la famille se fit détester de tous les enfants nés du premier lit. Sonia la considérait comme une séductrice et une dominatrice qui avait profité de son père. À partir de ses 6 ans, elle se sentit très solitaire.

Malgré ce manque d’amour familial, Sonia eut une enfance plutôt protégée et bourgeoise. Elle fit des études au Mariinskaya Gymnasium, le lycée pour jeunes filles de Taganrog, entre 1894 et 1903. Elle y apprit la religion, le Russe, le Français, l’Allemand, l’histoire et la géographie, les sciences, les mathématiques, la physique, le dessin, les travaux d’aiguille et la danse, comme toutes les jeunes filles de bonne famille. Elle en sortit diplômée à l’âge de 18 ans avec les félicitations (la médaille d’or). Voici un portrait d’elle pendant ses années de lycée. Elle paraît triste et pensive.

Sophia Yakovlena Parnok

Pourtant, dès ses 16 ans, elle découvre sa sexualité et ce qu’elle considère comme une disposition naturelle à aimer les femmes. Elle se met à écrire des poèmes (une cinquantaine en deux ans) sur sa découverte sexuelle. Elle décrit son besoin d’exister dans un monde qu’elle ressent comme étranger et vaguement hostile. Elle décrit ses émois en cours de valse avec sa classe (composée uniquement de jeunes filles). Elle semble accepter sa différence et en être fière. Dans son milieu, des amitiés fortes avec d’autres jeunes filles ne semblent pas anormales : elles sont même encouragées. En revanche, son absence d’intérêt pour les garçons attira défavorablement l’attention de son père et de sa belle-mère.

Sa première expérience amoureuse daterait de 1901 selon sa biographe, Diana Lewis Burgin. C’est en vacances, en Crimée, dans la ville de Baclalava, qu’elle tombe amoureuse d’une jeune fille à la voix tendre. Elle l’embrasse, l’attend sous son balcon, l’observe avec des jumelles par sa fenêtre. En dehors de rencontres de vacances et de vagues émois pour des condisciples, Sonia s’extasie sur les divas et fantasme sur les femmes fatales. Elle assiste à beaucoup de concerts et d’opéras et se passionne pour la musique. Son père s’inquiète de son amour de la musique et de ses « goûts ». Ils se disputent de plus en plus souvent lors de la dernière année de gymnasium de Sonia. Entre 1903 et 1905, sa biographe perd sa trace. Aucun poème ne subsiste. En 1905, elle réussit à convaincre son père de l’envoyer étudier  la musique un an au Conservatoire de Genève. Son père est un amoureux de la culture occidentale. Il la laisse partir. Il ignore que la principale raison de partir de sa fille est une actrice, Seluc Rasnatowskaya, avec qui elle vit une brève passion. Elle est à Genève, en Suisse, quand éclate la première Révolution russe de 1905, vite matée par le pouvoir impérial de Nicolas II. Sonia s’en désintéresse assez largement.

Le manque d’argent la contraint à retourner dans la maison de son père. Elle s’arrange cependant pour y être le moins possible. Elle vit quelques temps à Moscou avec Nadia Poliakova avec qui elle entretient une relation passionnelle, tumultueuse mais non exclusive depuis le lycée. Pour elle, après une année de liberté à Genève et l’escapade amoureuse moscovite, la vie à Taganrog semble devenir impossible. Pour obtenir son indépendance financière et en finir avec la tutelle de son père, de plus en plus insupportable, elle décide de se marier en 1907 avec son meilleur ami, le poète Vladimir Volkenstein. Le couple s’installe à Saint-Pétersbourg. Les Volkenstein sont une vieille famille juive russe de l’intelligentsia libérale et pré-révolutionnaire. Voici une photographie de Sophia à l’époque de son mariage.

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