Telle mère, telle fille ?

Voilà un titre bien polémique. Enchâssé dans un site consacré à l’étude de la visibilité de l’homosexualité féminine, il paraît faire ressurgir, là où on ne l’attendait pas, le débat ancien de l’origine de l’homosexualité et laisser sous-entendre qu’une hérédité est possible en la matière : après tout, une chatte ne fait pas des chiots…

Les débats actuels sur l’homoparentalité ont cet adage en arrière-plan : quel exemple les homosexuels donnent-ils à leurs enfants quand ils en ont ?

Pourquoi ne pas s’emparer du problème en nous penchant sur le passé ? Les exemples doivent manquer : il ne devait pas y avoir de « familles homoparentales » ? C’est vrai que formuler ainsi le débat n’est pas simple. Quels exemples choisir ? Ceux d’une mère ouvertement homosexuelle dont la fille est elle-aussi ouvertement homosexuelle ? La quête paraît difficile. Elle n’est toutefois pas impossible. En fait, il y a même un cas très intéressant à observer de plus près : celui de l’écrivaine Annemarie Schwarzenbach (1908-1942), déjà étudiée sur le site, et de son étonnante mère, Renée Wille Schwarzenbach (1883-1959).

Pour ce « portrait » croisé, je me suis principalement appuyée sur le documentaire produit par Arte, intitulé Une Suisse rebelle, Annemarie Schwarzenbach 1908-1942, réalisé par Carole Bonstein, qui date de 2002. L’objet de ce documentaire n’est pas précisément de comparer les parcours de la mère et de la fille, mais il insiste sur les relations « complexes » entre les deux femmes.

Commençons par la mère, Renée Wille devenue épouse Schwarzenbach en 1904. On sait assez peu de choses sur elle, si ce n’est qu’elle est la fille d’un général helvétique qui, pendant la Première Guerre mondiale, a voulu que la Suisse rompe sa neutralité pour soutenir l’Allemagne. Par sa mère, Clara von Bismarck, elle descend en droite ligne de l’impérieux chancelier prussien Otto Von Bismarck, père de l’Allemagne unifiée.

Telle Mère telle filleTelle Mère telle fille

Renée reçoit une éducation aristocratique fondée sur la différence très nette des positions sociales et des idées conservatrices en matière de politique : elle se méfie de la démocratie, comme son père, et accueille avec bienveillance les idées « nationales socialistes » des nazis en Allemagne au début des années 30. Elle est sûre de son bon droit et se sait dans le clan des dominants.

C’est une cavalière émérite et chevronnée qui n’a pas peur des obstacles, une force de la nature pourvue d’une solide volonté. Elle épouse en 1904, le plus naturellement du monde, le plus riche industriel de l’époque, Alfred Schwarzenbach, qui rayonne mondialement dans le commerce de la soie. Il s’agit d’un mariage arrangé entre la vieille aristocratie militaire qui jouit toujours d’un très grand prestige et une bourgeoisie industrielle et capitaliste encore parvenue qui doit son émergence récente à la révolution industrielle. Pour autant, si Renée cède aux obligations des femmes de son milieu, elle n’est pas une femme effacée. Tout en tenant parfaitement son rôle de mère de famille (elle aura 5 enfants) et de maîtresse de maison (en faisant de Bocken, la propriété familiale, le lieu des réceptions les plus en vue de la bonne société européenne), elle développe ses propres passions pour l’équitation, pour la musique wagnérienne et pour les femmes. Elle s’habille ostensiblement en homme, portant les cheveux courts et la cravate ; reçoit très régulièrement de jolies femmes sous son toit et surtout installe à domicile, au vu et au su de tous, sa propre maîtresse, la cantatrice Emmy Krüger, avec qui elle vécut une histoire d’amour pendant près de 40 ans.

Voici quelques unes des images d’elle qu’on peut découvrir dans le documentaire déjà cité. Sur les captures suivantes, on la voit sur le pont d’un bateau en train de fumer comme une vraie garçonne.

Telle Mère telle filleTelle Mère telle filleTelle Mère telle fille

Sur celle-ci, la voici en robe, étendue dans l’herbe aux côtés d’Emmy Krüger, à jouer avec un chien.

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Sur celle-là encore, les deux femmes s’offrent des fleurs sous le regard admiratif d’Annemarie, la fille de Renée, placée en position de témoin privilégié de cet amour ouvertement vécu.

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Pour Renée, l’homosexualité n’est pas un problème car elle ne constitue pas son identité. Elle ne se définit pas comme une homosexuelle. Elle est d’abord une femme mariée, une fille, une mère. Ses pratiques sexuelles et ses sentiments sont une extension naturelle de sa forte personnalité. Elle n’y voit pas de difficulté, ne ressent aucune remise en cause et n’aura aucun problème pour faire admettre à sa famille son mode de vie plutôt inhabituel.

Telle n’est pas le cas de sa fille Annemarie, troisième enfant née de sa petite tribu de cinq bambins. Très tôt et par jalousie envers son frère cadet, d’après ce qu’en dit un petit-neveu qui s’est fait le biographe de la famille, Annemarie se coupe les cheveux très courts à la garçonne et s’habille en homme – comme maman. Elle recherche en permanence l’approbation de sa mère dont elle est à la fois très proche et, selon Erika Mann (l’amour de sa vie, malheureusement non partagé), trop dépendante.  La capture suivante montre une relation très fusionnelle où la fille essaie absolument de garder l’attention de la mère même pendant les banquets et les fêtes.

Telle Mère telle fille

Sur cet autre fragment de film d’archives personnelles des Schwarzenbach, les deux femmes paraissent étonnamment similaires : même mouvement des cheveux vers la gauche, même goût pour les vêtements masculins. Renée prend sa fille sous son aile et semble à la fois fière et possessive. Annemarie semble plus perdue et ne regarde pas la caméra. Renée est une photographe passionnée qui prend des photos depuis qu’elle a 14 ans. Elle les développe elle-même dans la chambre noire qu’elle a fait aménager à Bocken. Elle prend des centaines de clichés de sa fille dont la beauté androgyne semble la fasciner. Deux femmes en miroir, une mère et sa fille.

Telle Mère telle fille

Toutefois, l’expérience et la vision des deux femmes divergent vite et en tout point. Question de génération ? Annemarie découvre très tôt son homosexualité et déclare à un ami pasteur : « Seules les femmes ont pu m’inspirer une forte et chaude affection et su éveiller mes ardeurs juvéniles. Il n’y a que pour les femmes que je puisse éprouver une véritable passion ».

Contrairement à sa mère, Annemarie se perçoit avec une identité d’homosexuelle et cette découverte l’effraie et lui donne le sentiment qu’elle est anormale. Sa mère l’éloigne lorsque de jolies femmes viennent en visite : « chaque fois qu’il y avait de belles femmes, c’était le début de l’injustice et des interdits » écrit-elle dans Nouvelle Parisienne. Les deux femmes deviennent des rivales potentielles et Renée marque clairement son territoire. Sa fille en souffre.

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