Charlotte Brontë Inconnue

Les lettres de Charlotte sont souvent assez torturées et témoignent de sa ferveur et de son éducation religieuse. Elle semble éprouver une sorte de culpabilité morbide et déborde d’une étrange affection pour Ellen qu’elle-même considère comme presque une faute ou un péché. En témoigne cet autre extrait : « Si je pouvais toujours vivre avec toi, si tes lèvres et les miennes pouvaient boire en même temps la même eau de la même fontaine de miséricorde, j’espère, je crois que je pourrais un jour devenir meilleure, bien meilleure que mes méchantes pensées vagabondes, mon cœur corrompu, froid à la raison et sensible à la chair ».

Ces extraits sont assez révélateurs des lettres échangées entre les deux jeunes femmes entre 1834 et 1838. Charlotte a alors entre 18 et 22 ans : ce n’est plus tout à fait une adolescente. Pour Edward Benson, cette « phase » est celle d’une extase amoureuse platonique mais homosexuelle.

Apparemment, Ellen avait l’autorisation du Révérend Brontë de rendre visite à Charlotte au presbytère. Elle s’était liée d’amitié avec tous les membres de la famille et était également assez proche d’Anne, la benjamine, qu’elle aida à trouver un poste de gouvernante chez les Ingham, à Mirfield. Charlotte aussi se rendait chez Ellen. Celle-ci vécut jusqu’en 1836 à Birstall dans une maison appelée « The Ryding ». On sait que Charlotte y vint dès septembre 1832, escortée de son frère Branwell. Après 1836, c’est-à-dire après la mort du père d’Ellen, la famille emménagea à Brookroyd, une maison plus modeste. Charlotte y vint souvent pour corriger au calme les épreuves de Jane Eyre.

En 1839-1840, Henry Nussey, le frère d’Ellen propose à Charlotte de l’épouser. Charlotte refuse mais écrit cette curieuse lettre à Ellen juste après : « Il y avait dans sa demande des choses qui auraient pu exercer une forte tentation. Je me disais que si je devenais Mme Henry Nussey, sa sœur pourrait vivre avec moi et comme je serai heureuse ».

Suit une période souvent mise en lumière pour montrer la nature passionnée (et hétérosexuelle) de Charlotte. Je cite un extrait de l’article de wikipédia consacré à Charlotte : « en 1842, elle se rend à Bruxelles, en compagnie de sa sœur Emily, au Pensionnat Heger dans le quartier Notre-Dame aux Neiges, dirigé par Mme Heger. Elle commence à subir l’ascendant du mari de celle-ci, Constantin Heger, érudit et pédagogue remarquable, qui n’a que sept ans de plus qu’elle. La mort de leur tante contraint les deux sœurs à rentrer à Haworth, où Emily décide de se fixer définitivement. Charlotte retourne chez les Heger, qui lui ont proposé un poste de maîtresse d’anglais dans leur établissement. Elle ne tarde pas à se trouver de plus en plus obsédée par M. Heger, connaît une crise psychologique grave, et décide de retourner au Royaume-Uni. De Haworth, elle écrira des lettres passionnées à son « maître », qui après un ou deux échanges prend la décision de cesser la correspondance. Il faudra à Charlotte de longs mois pour s’en remettre ».

Quoi qu’il en soit, il semble que cette relation passionnelle change les rapports entre Ellen et Charlotte. Après 1844, Charlotte écrit à son amie : « plus de querelles d’amoureux entre nous ». Il n’en demeure pas moins une intense relation de sororité que renforcent les épreuves. Les morts successives de Branwell (en septembre 1848), d’Emily (en décembre 1848), puis d’Anne (en mai 1849), tous emportés par la tuberculose, anéantissent Charlotte qui va chercher le soutien d’Ellen. (voici la lettre)

Ellen peut la comprendre, car elle a deux frères dont l’un, Joseph, est alcoolique comme l’était Branwell et l’autre, George, est atteint d’une maladie mentale depuis 1844 qui oblige sa famille à le faire interner dans un asile d’aliénés en 1845. Elle l’accompagne lors du dernier voyage d’Anne et s’occupe des funérailles de cette dernière.

Charlotte, à 32 ans, n’a plus que son père : tous ses frères et sœurs nés après elle sont morts. Elle est une survivante. Elle ne s’est pas mariée malgré trois demandes en mariage. Sa vie est différente de celle des femmes de son époque dont le modèle est présenté sur cette gravure.

Charlotte Bronte

Charlotte travaille depuis 1835, en tant qu’institutrice ou que gouvernante. Elle écrit aussi et se fait publier sous pseudonyme masculin : celui de Currer Bell, utilisé en 1846. Elle ne veut pas dépendre des hommes qu’elle méprise en général. Son autre amie de longue date, Mary Taylor, est une féministe pleine d’audace, à la personnalité opposée à la calme Ellen, qui finit sa vie en Nouvelle-Zélande. Charlotte semblait apprécier son courage et son originalité. Elle lui écrivit de très nombreuses lettres que Mary détruisit. Pourquoi ? Étaient-elles trop intimes ? C’est l’hypothèse de la biographe Margot Peters.

En 1847, son premier livre, Jane Eyre, An Autobiography est un best-seller.

Charlotte Bronte

Charlotte Brontë devient célèbre et son éditeur l’invite à révéler son identité et à voyager. Elle rencontre les auteurs les plus célèbres de son époque dont Thackeray. Petite bonne femme d’un mètre quarante quatre, elle est timide et mal accoutumée aux réceptions mondaines. Sa vie peu conventionnelle bascule cependant.

En 1854, elle accepte, après avoir refusé une première fois, la demande en mariage d’Arthur Bell Nicholls, le vicaire d’Haworth depuis 7 ans et demi, que son père déteste. Dans une lettre datée de 1846, écrite à Ellen Nussey, Charlotte fait état d’une rumeur de mariage entre le vicaire et elle. Elle la trouve absurde et dit ne trouver aucun agrément à Mr. Nicholls. À l’évidence, ce n’est pas un mariage d’amour auquel Charlotte ne croit pas pour les femmes de son état (ni fortunées, ni belles). Charlotte semble cependant se laisser attendrir par la force des souffrances amoureuses que Nicholls dit endurer pour elle. Elle le confie à Ellen dès 1852. Son père refuse d’assister au mariage et c’est donc son ancienne maîtresse d’école, Miss Wooler, qui la mène à l’autel, tandis qu’Ellen accepte de servir de témoin le 29 juin 1854. Le couple étrangement âgé (Charlotte a 38 ans) fait un voyage de noces en Irlande, le pays natal du vicaire. Charlotte découvre les devoirs conjugaux et tombe immédiatement enceinte. Ses relations avec Ellen se distendent. Ellen aurait été jalouse. Le 20 octobre 1854, Charlotte écrit à Ellen : « Arthur dit que des lettres telles que les miennes ne devraient pas être gardées, qu’elles sont dangereuses comme des allumettes de Lucifer. Je ne peux m’empêcher de rire : cela me semble si drôle ». Pourtant, Charlotte détruit les lettres d’Ellen et demande à Ellen de détruire les siennes.

Charlotte ne mène pas sa grossesse à terme et meurt peu après à l’âge de 39 ans en 1855. Ellen Nussey ne s’est jamais mariée et a conservé jalousement, malgré les demandes d’Arthur Bell Nicholls, toutes les lettres écrites par Charlotte. Garder le souvenir de Charlotte est devenu le chemin d’Ellen, contactée par Mrs Elizabeth Gaskell pour écrire une biographie de Charlotte Brontë. Ellen a survécu 32 ans à Charlotte : elle est enterrée à l’église Saint Peter de Birstall.

Pour les historiennes féministes et lesbiennes américaines, l’histoire de Charlotte et d’Ellen est un exemple particulièrement bien documenté de sororité. Or, la sororité est un enjeu historiographique : est-ce, ou non, une relation entre femmes qui annonce l’homosexualité ? La question est posée depuis 1975 et depuis les années 1980, l’idée d’un « continuum lesbien » a fait surface, permettant de ré-érotiser la camaraderie poussée entre jeunes filles. Mais l’érotisme n’est pas la sexualité.

Pour Elaine Miller, la relation de Charlotte Brontë et d’Ellen Nussey n’est pas simplement une phase, sinon, elle aurait passé. C’est aussi une authentique relation amoureuse, sinon le vicaire Arthur Bell Nicholls n’en aurait pas pris ombrage. Faut-il cependant faire de Charlotte Brontë une lesbienne qui s’ignore ou refoulée ?

La question ne peut être tranchée en histoire, car elle n’a pas de sens : elle est anachronique. Cependant, comment ne pas voir le poids des conventions sociales, des modèles patriarcaux que Charlotte rejette ?

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