Catherine Vizzani (1719-1743)

Giovanni arriva à cet hôpital le 6 juin 1743. Il fut enregistré à l’hôpital sous le nom de Giovanni, fils de Francisco Bordoni, bourgeois de Rome, âgé de 24 ans. Il y fut reconnu comme le page du seigneur Pucci, Podestat de Librafratta. La blessure s’aggravait et du pus avait commencé à se former. Giovanni avait la fièvre et des difficultés à respirer. Giovanni défit donc une forme cylindrique accrochée à son abdomen par une ceinture de cuir et mit cet objet (qui lui servait sans doute à uriner debout ou bien qui était peut-être un gode-ceinture) sous son oreiller. Il avait écrit à Maria qui vint le voir à l’hôpital avec l’autorisation des sœurs. Giovanni révéla alors à son amante qu’il était une femme et qu’il était vierge. Il lui demanda aussi de ne rien dire jusqu’à sa mort puis de révéler alors publiquement qu’il était une femme vierge et qu’il méritait un enterrement de vierge. Catherine/Giovanni mourut quelques jours après sa confession. Ainsi prirent fin huit années de déguisement masculin.

Pour le médecin de Sienne qui l’examina et qui découvrit son histoire, la vie de Catherine Vizzani était un cas médical très intéressant. Cette jeune femme qui vécut 8 ans la vie normale d’un homme, qui au contact d’hommes, en couchant avec des hommes dans le même lit qu’eux, ne céda jamais à la tentation naturelle pour une femme de coucher avec eux. Cette maîtrise avec les hommes avait cependant pour corollaire une totale débauche avec les jeunes femmes.

Le 28 juin 1743, le médecin Pietro Tsacchi établit : 1- que Catherine était morte d’une blessure par balle causée par un mousquet ; 2- que l’examen anatomique de son corps dénudé avait prouvé qu’elle était une femme parfaitement constituée ; 3- que son hymen était dépourvu de toute lacération ainsi que d’autres signes prouvant sa virginité.

Catherine fut donc pleurée suivant le rituel des jeunes vierges avec une guirlande de fleurs dans les cheveux et des pétales de fleurs sur ses habits de jeune femme. Son corps fut exposé dans une église et beaucoup vinrent voir celle qui commençait à avoir la réputation d’une sainte, résistant à toutes les tentations. Mais des voix s’élevèrent aussi pour dénoncer la conduite de Catherine qui avait fait l’amour à des femmes, en avait même séduit deux et avait essayé de s’enfuir avec l’une d’entre elle. Cependant, Sienne était loin de Rome et on ne savait toujours pas la vraie identité de Catherine.

Son corps fut donc autopsié par trois médecins dont Giovanni Bianchi, l’auteur du texte le plus ancien dont nous disposons sur la vie de Catherine. Son ventre fut incisé : aucun signe de maternité ne fut découvert dans son utérus. Sa vulve et son vagin furent examinés ainsi que son hymen : aucun n’apparut avoir été touché. Giovanni Bianchi n’était cependant pas convaincu. Il décida donc de revenir seul examiner le corps et il excisa les parties génitales pour pouvoir les étudier plus à fond chez lui. Catherine ne fit pas l’objet d’une curiosité particulière. Giovanni Bianchi, en tant qu’anatomiste spécialisé dans l’étude de la virginité, disposait d’une collection privée d’autres hymens. Mais son clitoris attira l’attention du médecin. Celui de Catherine aurait dû, d’après les conceptions médicales de cette époque (dont nous avons déjà parlé dans l’article Les Lesbiennes sous le Microscope), être de grosse dimension, or Giovanni Bianchi fut surpris de découvrir que celui de Catherine n’était non seulement pas de grande taille, mais devait plutôt être classé dans les petits clitoris (plus petit que la taille moyenne). Sa trompe de Fallope gauche était trois fois plus grosse que la droite. Elle était de plus ridée et sèche. Son ovaire gauche était plein de kystes. Mais, ce n’était pas là des particularités signifiantes. Bianchi nota en outre qu’elle avait une poitrine proéminente : elle était donc totalement « féminine » selon les canons de l’époque.  Rien dans son anatomie ne signait donc son « lesbianisme ». Ces découvertes transformaient les connaissances médicales de l’époque.

John Cleland qui traduisit le mémoire du médecin siennois y ajouta ses propres remarques en 1755. Pour lui, le lesbianisme de Catherine était le fruit de son imagination qui avait été pervertie par des contes qu’on lui avait raconté ou par des propos de femmes, trop lestes selon lui en Italie. Son imagination aurait donc eu plus de rôle que sa constitution physique. Elle l’aurait entraînée dans la folie. Le lesbianisme n’est plus dans le clitoris des femmes mais dans leur tête, capable de produire des monstruosités. S’élabore ainsi une nouvelle théorie : celle de l’hermaphrodisme mental.

John Cleland constate aussi que le cas de Catherine Vizzani n’est pas unique. D’autres femmes se déguisaient en homme et refaisaient leur vie sous un nom masculin d’emprunt. En Angleterre, de tels cas étaient qualifiés de « female husbands ». En 1746, en Angleterre, eut lieu le procès retentissant de Mary Hamilton, poursuivie pour fraude pour les mêmes raisons que Catherine Vizzani. Elle vivait sous une identité masculine, portait des habits masculins et avait des amours avec des femmes.

John Cleland n’était pas médecin. C’est un écrivain qui s’est fait connaître en publiant quelques années plus tôt, en 1748-1749, le roman considéré comme érotique Fanny Hill dont le sous-titre est Mémoires d’une fille de joie. Pour lui, le cas de Catherine Vizzani était la preuve qu’il fallait absolument pénaliser et punir le travestissement féminin. Il était aussi le signe de la mauvaise influence de la lecture et de l’imagination sur l’esprit des femmes. Il se servit donc du cas de Vizzani pour alimenter sa réputation sulfureuse et pour montrer aussi que malgré ses écrits érotiques, il songeait à moraliser la société. Il se peut aussi qu’il n’ait eu envie que de mettre en scène une aventure lesbienne picaresque.

Aujourd’hui, le cas de Catherine Vizzani reste une trace importante par bien des aspects. Elle est d’abord un exemple pour les tenants de la théorie Queer. En effet, pour beaucoup d’historiens, le lesbianisme exclusif ne daterait que du XIXe siècle, or le cas de Vizzani prouve le contraire. Son affaire pose aussi des problèmes historiographiques intéressants : Catherine Vizzani peut nous faire penser au cas de Teena Brandon dans le film Boys don’t cry. Peut-elle être considérée comme une lesbienne ? Ou bien doit-elle être considérée comme un « transgenre » ? Se considérait-elle comme une femme (ainsi que semble le dire son souhait d’être enterrée en habit de fille et comme une vierge) ou comme un homme ?

L’histoire de Catherine Vizzani est assez révélatrice de l’imaginaire amoureux de son époque : elle devient le chevalier servant qui fait sa cour pendant des nuits entières en séduisant par des mots doux et des caresses. Elle adhère au modèle chevaleresque de l’amour et semble rencontrer beaucoup de succès auprès des femmes. Sa réputation d’homme à femmes laisse songeur : a-t-elle jamais été plus loin que la romance avec aucune de ses conquêtes ? Elle semblait en tout cas très attachée à sa virginité.

La réaction de ses parents est également très singulière : certes, elle quitte le domicile parental après le premier scandale que cause son histoire avec Margaret, mais elle ne rompt pas totalement les liens avec sa famille. Les réactions de sa mère (en soutien) et de son père ne sont pas totalement hostiles. Elles traduisent surtout une grande impuissance.

Avait-elle réellement l’intention de se marier avec Maria ? C’est possible. Il existe des cas documentés de femmes qui se sont mariées grâce au travestissement de l’une d’entre elles*. Sans doute après 8 ans de dissimulation se disait-elle qu’elle pourrait se marier « normalement » à l’église.

De telles affaires illustrent encore une fois la relative liberté et le vrai carcan social qui étaient le lot de la condition féminine en Europe au siècle des Lumières.

Source :

Rictor Norton (Ed.), “The Case of Catherine Vizzani, 1755”, Homosexuality in Eighteenth-Century England: A Sourcebook, 1 December 2005 : http://rictornorton.co.uk/eighteen/vizzani.htm .

*Voir le cas de John Allen dans Susan CLAYTON, « L’habit ferait-il le mari ? L’exemple d’un female husband, James Allen (1787-1829) », Clio, numéro 10-1999, Femmes travesties : un “mauvais” genre.

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