Le Mal “Florentin”

Cette semaine, partons un peu en voyage pour explorer une référence à la subculture gay en la revisitant pour voir ce qu’en ont fait les lesbiennes.

Mais d’abord, un peu d’histoire. En décembre 1415, le clergé florentin déclencha une campagne d’écrits et de sermons contre l’homosexualité. En 1432, des officiers avaient été institués pour surveiller les mœurs. L’archevêque Antonin n’osait pas se montrer avec de jeunes garçons de peur qu’on ne le soupçonne.

L’historien américain Mickael J. Rocke a étudié ce phénomène dans un livre récemment publié (en 1996) qui se nomme Forbidden Friendships. Homosexuality and Male Culture in Renaissance Florence, chez Oxford University Press. Selon son enquête, entre 1432 et 1502, 17 000 hommes auraient été dénoncés pour ce crime et 3 000 auraient été reconnus coupables. Ces résultats sont d’abord le miroir d’une nouvelle sensibilité et d’une nouvelle répression contre ce qui est considéré comme un « crime abominable ». Parmi les plus zélés combattants de la pédérastie à Florence se trouve le prédicateur Bernardin de Sienne, un orateur Franciscain canonisé six ans après sa mort. Il a inauguré, bien avant Savonarole la pratique du « bûcher des vanités » et il reste connu pour avoir prêché contre les Juifs, les homosexuels, les sorcières et les hérétiques. En 1427, il invective en ces termes ses concitoyens sur le campo de Sienne :

« Oh Italie, comme tu es plus contaminée que les autres provinces ! Va chez les Allemands et entend quel beau mérite ils attribuent aux Italiens ! Ils disent qu’il n’y a pas de peuple au monde qui est plus sodomite que les Italiens »

De fait, en Allemagne, dès le Moyen Âge, le verbe florenzen, dont la racine est Firenze, était employé comme synonyme de sodomiser. En France, la sodomie est également qualifiée pendant la période de la Renaissance de « vice italien » par excellence. Quand la xénophobie s’allie à l’homophobie…

Bref, Florence est alors une riche cité dominée par les Princes de Médicis. Laurent le Magnifique, bien que marié, est connu pour ses goûts envers les jeunes garçons. Il n’est alors pas isolé. Aux XIIe et XIIIe siècles, les amitiés viriles sont monnaie courante et les rites d’amitié (échanges de baisers, partage du même lit) permettent largement des relations charnelles. Selon Gautier de Châtillon, les jeunes nobles découvrent l’homosexualité pendant leurs études et « les princes ont fait de ce crime une habitude ». Par ailleurs, il semble que l’essor urbain joue un rôle important dans l’essor de l’homosexualité.

Florence est le principal foyer de la Renaissance et de l’humanisme en Occident. Il semble indéniable que la redécouverte de textes antiques, principalement grecs, a servi à justifier et valoriser les relations pédérastiques « à l’antique ». Ainsi, selon l’humaniste Marcil de Ficin :

« Donc, suivant Platon, le corps des hommes aussi bien que leur âme est fécond et tous deux sont poussés par l’aiguillon de l’Amour à la génération. Mais les uns, soit par nature, soit par éducation, sont plus disposés à la génération de l’âme qu’à celle du corps, alors que chez les autres, et ce sont les plus nombreux, c’est le contraire. Les premiers recherchent l’Amour céleste, les seconds l’amour vulgaire. Les premiers aiment naturellement les hommes encore adolescents, plutôt que les femmes ou les enfants, parce qu’en eux domine la pénétration de l’intelligence qui, en raison de l’excellence de sa beauté, est beaucoup plus apte à recevoir la discipline qu’il désire engendrer ».

Selon André Chastel, «  il n’est pas aussi facile qu’on le voudrait de séparer nettement l’affection “socratique” légitimée et même recommandée par Ficin, d’un vice qui a souvent été dénoncé par les prédicateurs florentins du Quattrocento, et directement attaqué par Savonarole. Il n’y avait pas, dans les ateliers, de domestiques féminins : les artistes et les savants vivaient entourés de garzoni qui tenaient leur maison, ou de serviteurs plus âgés, souvent des deux ». L’attachement entre deux hommes aurait donc été une inclination commune à Florence, sous Laurent, chez les lettrés et les humanistes. Le climat favorable créé par les humanistes était d’autant plus important que la représentation du nu – et du nu viril – intéressait de plus en plus les ateliers florentins. Pensons au David de Michel-Ange.

En fait, il existe à Florence une sévérité exceptionnelle contre des pratiques qui pouvaient être ailleurs tolérées et des institutions spécialisées qui mettent un zèle particulier à pourchasser les sodomites. Ainsi, grâce à un mémoire de maîtrise soutenu en histoire de l’Art à Paris 1 par Karim Ressouni-Demigneux, sous la direction de Daniel Arasse que je cite très largement, on apprend que le 13 avril 1432 est instituée, à Florence, une magistrature spécialement chargée de lutter contre la sodomie, les Ufficiali di Notte. Cette réorganisation de la lutte institutionnelle contre la sodomie semble s’accompagner d’un changement de stratégie. En effet, alors que la création des Ufficiali di Notte laisse supposer une plus grande fermeté de l’État, nous observons paradoxalement le phénomène inverse, à savoir une clémence plus grande dans les peines. Une loi de 1325 punissait les sodomites de la castration. En 1365, la peine de mort avait été adoptée, puis réservée aux récidivistes à partir de 1408, une première condamnation étant passible d’une amende de 1000 lires. En 1432, la peine de mort ne vient punir un sodomite qu’à sa cinquième condamnation ; auparavant, il aura été passible d’une amende de 50 florins pour son premier passage devant le tribunal, d’une amende de 100 florins à la deuxième infraction, de 200 florins et d’une privation de droits d’une durée de deux ans à la troisième, et de 500 florins et d’une privation définitive de ses droits à la quatrième. En fait, alors qu’auparavant les condamnations étaient rares (parce que sévères), les Ufficiali di Notte vont instituer une répression quotidienne de l’homosexualité et continûment délivrer des peines légères.

Les registres des Ufficiali di Notte établissent une distinction rigide entre les « actifs » et les « passifs ». Les « passifs » ne sont en général pas condamnés (entre 1478 et 1502 – période où les registres nous sont parvenus à peu près complets, sur 4091 procès, 594 prévenus sont condamnés dont 574 pour avoir joué un rôle actif) et, quand ils le sont, écopent de peines plus légères que les actifs. La grande majorité des passifs qui apparaissent dans les registres florentins (pour la plupart relaxés) ont entre 14 et 18 ans (dans une fourchette allant de 6 à 26 ans). Chez les actifs, la moyenne d’âge est de 27 ans. À Florence, les Ufficiali di Notte fonctionnent en grande partie sur la base de dénonciations anonymes.

Le goût pour les jeunes garçons semble tel que les prostituées de Florence se travestissent en garçons pour plaire à leurs clients. Dès 1260, des prostituées avaient été « châtiées pour avoir porté les cheveux courts et le costume masculin » et en 1464, des femmes avaient été mises au pilori dans la cour de San Cristofano. Il semble que le modèle androgyne ait été assez diffusé dans les cités italiennes. Les femmes auraient volontiers adopté une mode assez masculine.

Mal Florentin

Mais le destin des femmes et des pédérastes est lié. Tandis que Savonarole poursuit les pédérastes à Florence à la fin du XVe siècle, il voile les femmes à la façon turque et les oblige (par la pression sociale) à ne porter que des tenues simples (surtout sans aucune parure ou bijoux) et chastes.

Et pourtant, paradoxalement, près de 400 ans plus tard, aux XIXe et XXe siècles, Florence semble devenir accueillante aux amours lesbiennes, un peu comme Paris à la même époque. C’est à Florence que Violet Trefusis termine sa vie comme nous l’avons vu dans un précédent portrait et c’est également à Florence qu’a vécu paisiblement Vernon Lee. Vernon Lee, de son vrai nom Violet Paget, s’est installée à Florence avec sa famille alors qu’elle n’était âgée que de 17 ans. C’est à Florence qu’elle rencontre son premier amour en 1878, à 22 ans : Annie Meyer. C’est à Florence qu’elle a aimé Clementina Anstruther-Thomson et qu’elle a passionnément étudié l’art florentin (de la Renaissance au XVIIIe siècle). C’est à Florence que sont enterrées ces deux femmes connues pour leurs amours féminines.

Au cinéma, en 2003, le film Sous le soleil de Toscane, le couple lesbien incarné par Sandra Oh et Kate Walsh propose à leur amie qui vient juste de divorcer une petite diversion sous la forme d’un voyage gay de découverte de la Toscane…

Mal Florentin

Comme quoi, Florence n’en a pas fini d’être une destination homosexuelle. Même si l’héroïne, tout ce qu’il y a d’hétéro, préfère acheter une villa dans un petit village loin de la dépravation florentine…

Pour aller plus loin :

Jean Verdon, Historia n°613, janvier 1998, pp. 30-34. Consultable en ligne

Répondre