Naissance des Pieuvres : Interview de la Réalisatrice Céline Sciamma

Naissance des Pieuvres : Interview de la Réalisatrice Céline Sciamma

Interview accordée à Jean-Marc Lalanne le 31 Août 2007 pour le Magazine Lesinrocks.com

Est-ce que le film raconte un coming-out ?

Disons qu’il s’arrête là où d’autres films sur la question commencent : c’est-à-dire le constat de “On s’aime, qu’est-ce qu’on fait ?” Il y a de très bons films de coming-out lesbiens, comme Fucking Amal. Mais le moment d’affirmation de son désir face au monde est toujours un peu héroïque, et pour moi ce n’est pas le nerf de la guerre. Je suis plus intéressée par le moment où ça affleure à la conscience. J’ai sciemment choisi de situer l’action avant le temps de l’affirmation. Et j’ai eu envie de filmer le désir homosexuel parmi d’autres, en montrant qu’il n’était pas plus martyr qu’un autre.

On peut penser que cette ado, amoureuse pour la première fois d’une fille, n’est pas forcément une jeune lesbienne, que cette attirance ne constitue pas forcément une identité sexuelle.

Je suis d’accord. Cependant, les spectateurs s’accommodent très différemment de cette question. Il est vrai que pas mal de filles, à cet âge-là, vivent ces troubles, et après en font autre chose. Pour moi, ce moment est décisif pour elle, et pour la suite, elle va rester comme ça. Mais il est vrai que le film ne l’affirme pas.

L’équation du film, ce sont trois désirs empêchés, soit par la différence sexuelle, soit par un complexe physique lié à des kilos en trop, soit par un excès de sex-appeal.

Oui, c’est ça. Mais plus qu’empêchés, je dirais en lutte. Il s’agissait de dire qu’à cet âge-là, de toute façon, tous les désirs sont invivables. On est toujours dans l’inassouvi.

C’est quoi ce moment ?

On ne peut pas le situer anatomiquement. L’âge est variable. En gros, c’est le moment où l’on tombe amoureux pour la première fois. Après, je ne voulais pas que le film soit en mode “première fois”, comme celui de Lola Doillon, Et toi, t’es sur qui ?, qui traite la question de façon systématique.

Et ces pieuvres ?

La naissance des pieuvres, c’est la naissance d’un monstre en soi, dans son ventre, qu’on n’avait pas vu venir et qui grandit très vite. C’est le désir, c’est la jalousie, qui déploie son encre, ses tentacules…

Le monstre, c’est le désir ?

Oui, ou plus précisément, le truc physiologique qui se passe chez une fille à ce moment-là.

Les garçons ne connaissent pas la même mutation ?

Dans mon film, les garçons ont connu un chemin inverse. Au début ils étaient là et assez rapidement, je les ai évincés. Parce que ça me semblait plus juste d’ôter leur point de vue, de tout appréhender du côté des filles, quitte à ce qu’ils deviennent de purs objets, plutôt que de les faire exister de façon anecdotique. A cet âge, les garçons ne se comprennent pas, ne dialoguent pas vraiment, ce sont des forces brutes. Je suis assez contente parce que pour l’instant personne ne m’a dit que le film proposait une vision des hommes dégueulasse. Pendant le tournage, on me vannait là-dessus. Je tenais à ce que le film n’ait aucune vision des hommes. Il propose un regard féminin sur ce que c’est d’être une fille. Je pense bien sûr qu’on ne naît pas fille, on le devient. Donc ce moment précis de la naissance du désir, de la problématique amoureuse, c’est aussi la naissance de la problématique de la féminité. J’avais surtout beaucoup plus envie de parler des filles que de l’adolescence.

Le teen movie, c’est votre culture ?

Plutôt oui. Je voulais que mon film soit construit sur des archétypes de teen movie. Au départ, c’est American Pie. Parce que j’aime bien ces conventions et que j’avais envie de m’amuser avec. Ma stratégie de fiction consistait à être un peu débile au début, à donner le sentiment au spectateur qu’il avait déjà tout vu, pour finalement aller un peu plus loin. Le teen movie américain construit un monde selon ses propres codes. Le film d’auteur français sur l’adolescence, qui est aussi un genre codifié, travaille plutôt sur l’univers ado confronté à la loi, au monde adulte, au réel. C’est, par exemple, Douches froides. J’avais envie de me situer un peu entre les deux.

Vous aimez les films de Catherine Breillat ?

Ses films m’intéressent beaucoup. Même si je les aime un peu inégalement. Quand elle s’aventure du côté des adolescents, c’est très fort, comme 36 fillette ou A ma soeur. En parlant de Naissance des Pieuvres, on m’a dit que c’était de l’anti-Breillat ou au contraire que c’était du néo-Breillat. Donc je ne sais pas trop (rires). Mais je me sens proche de ses préoccupations et de sa façon de s’engager dans ce qu’elle raconte. En tout cas, je comprends cette filiation.

Est-ce que les actrices étaient, dans leur propre vie, en plein coeur de la problématique de leur personnage ?

En plein dedans. Je ne sais pas si ça simplifie ou si ça complexifie le tournage, mais il est certain que ça change le rapport à la fiction. Elles n’avaient pas de distance avec ce que le film racontait, et ça m’intéressait. Je ne crois pas du tout au metteur en scène marionnettiste. Ni à la possibilité d’avoir un rapport technique au jeu avec des comédiens de cet âge-là. Comme le film racontait ce qu’elles vivaient, elles ne rigolaient pas du tout. Et j’ai plutôt travaillé sur la responsabilisation, l’engagement. Il fallait que le film soit leur cause.

Et vous, dans votre vie, vous vous sentez à des années-lumière de ce que raconte votre film, ou ce moment de mutation que vous décrivez est-il encore très proche, très vif ?

Je m’en sens encore très proche, oui. Surtout là, en faisant le film, j’ai l’impression que ça fait deux ans que j’ai 17 ans. Je n’en peux plus, il faut que ça cesse (rires). C’est suffisamment lointain pour que j’aie du recul et que je puisse manipuler la matière, et en même temps, c’est suffisamment proche pour que j’en aie encore les sensations. En tout cas, grâce au film, j’ai un peu mieux réussi mon adolescence, en la vivant une deuxième fois. C’est l’avantage !

Interview Originale sur le Site LesInrocks.com

A propos de Isabelle B. Price

Créatrice du site et Rédactrice en Chef. Née en Auvergne, elle s’est rapidement passionnée pour les séries télévisées. Dès l’enfance elle considérait déjà Bioman comme une série culte. Elle a ensuite regardé avec assiduité Alerte à Malibu et Les Dessous de Palm Beach avant l’arrivée de séries inoubliables telles X-Files, Urgences et Buffy contre les Vampires.

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