La Nouvelle Visibilité des Lesbiennes à San Francisco dans les années 50-60

En 1952, elle ouvre deux bars lesbiens dans le district de North Beach : le Tommy’s Place (au 529 Broadway) et une annexe au 12 Adler Place. La même année, Ann Dee et Norma Clayton ouvrent à leur tour Ann 440’s (au 440 Broadway, dans la même rue que le Tommy’s Place, à l’emplacement de chez Mona dont nous venons de parler).

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En 1954, Connie Smith ouvre le Miss Smith’s Tea Room sur Grant Avenue dans laquelle s’établit l’année suivante le Copper Lantern, un restaurant et night-club qui propose des Go-go dancers à ses client(e)s jusqu’en 1965.

Dans ces lieux, les femmes et les lesbiennes en particulier sont accueillies et protégées contre les descentes de police. Il n’est donc pas étonnant d’y trouver beaucoup de prostituées dans un quartier qui est celui où elles peuvent encore relativement travailler sans être trop harcelées. La municipalité est en effet confrontée à un dilemme : depuis 1913, son objectif est de diminuer la prostitution dans la ville, mais elle sait aussi que la prostitution est une activité économique très lucrative qui participe au développement du tourisme. Elle a donc fait le choix de créer une enclave du sexe : le quartier de North Beach, dans lequel elle laisse se développer des commerces où elle sait pertinemment que prospère la prostitution.

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Cette tolérance profite aux tenancières de bars, de clubs et de restaurants lesbiens qui jouent sur le flou entre « divertissement queer » et « prostitution » aux yeux des autorités. Par exemple, un des bars de Tommy Vasu, le Tommy’s 229 (dans Broadway) se situe au sous-sol d’un hôtel, le Firenze, fréquenté essentiellement par les prostituées de North Beach. Tommy Vasu elle-même joue en permanence sur l’ambiguïté et passe pour une « maquerelle » : habillée en homme, portant le nœud papillon, les cheveux très courts, elle sort aux bras d’entraîneuses et se déplace en ville avec ostentation à bord d’une Cadillac décapotable sur le front de mer. Une véritable audace qui en fit une légende.

Charlotte Coleman, qui partageait un appartement avec une prostituée (parce que les logeurs louaient plus facilement à deux femmes qu’à une seule) ouvrait en 1958 un bar lesbien militant sur le front de mer : The Front. Les autorités n’y voyaient que du feu.

La visibilité lesbienne y gagne donc, mais cette visibilité est réduite à un tout petit milieu et à un petit district de SF. Ce qui va donner une toute autre visibilité à ces bars lesbiens dans les années 1950, c’est en fait la répression policière. Mais là encore, il s’agit d’une répression indirecte. En effet, aux yeux des autorités, les lesbiennes ne constituent qu’un aspect du « problème » moral et sanitaire que représentent les femmes de mauvaise vie dans la bonne ville de San Francisco. Puisque la loi de 1913 n’a pas suffi à éradiquer la prostitution et qu’elle a juste eu pour effet de la décaler vers les lieux publics et en particulier les bars, c’est donc de là qu’il faut les faire partir.

En 1954 : un arrêté de police interdit désormais aux taverniers de servir de l’alcool aux prostituées et, comme celles-ci ne sont pas toujours aisément identifiables, la loi va plus loin : il est fait défense aux taverniers de servir de l’alcool à une femme seule assise dans un bar (la cliente isolée et la femme seule dans un bar est donc, de fait, identifiée à une prostituée qui prospecte et qui racole) et d’employer des serveuses qui pourraient servir des hommes dans les bars (la serveuse de bar est donc elle aussi perçue comme une prostituée potentielle qui arrondit ses fins de mois en accrochant des clients pendant son service ou bien qui fait du proxénétisme et sert d’intermédiaire dans des transactions d’amours tarifés). Il n’existe qu’une parade à cette loi : si la serveuse a un certain pourcentage dans la propriété du bar ou si elle possède le bar, la loi ne peut pas l’empêcher d’exercer son métier. Elle peut donc servir de l’alcool, y compris à des femmes.

La conséquence est immédiate : les prostituées se replient dans les bars possédés par des lesbiennes qui sont les seuls endroits où elles peuvent être protégées des descentes trop régulières de police. Les bars deviennent ainsi des lieux de liaison entre prostitution de plus en plus clandestine et un proto « milieu lesbien » : la discrimination municipale les oblige de fait à utiliser les mêmes espaces de relégation et de protection et à passer par la même clandestinité. La collusion de ces deux mondes aux barrières finalement si peu étanches va permettre à la municipalité et sa police de pratiquer des amalgames et de faire des coups de filets communs.

En effet, dès 1954, les raids de police commencent. Le Tommy’s Place en est une des premières cibles. Toutes les clientes sont arrêtées ainsi que les serveuses et la patronne. La presse, notamment le journal Examiner, en fait ses gros titres et fait de ce type de bars des « académies du vice » : les serveuses et la patronne y sont accusées de pervertir les femmes et notamment les jeunes filles en leur servant de l’alcool, en leur vendant de la drogue (marijuana et Benzedrine) et en leur proposant pour finir des relations sexuelles déviantes (soit de la prostitution, soit des relations lesbiennes – ce qui revenait au même : le vice). Les lesbiennes y acquièrent donc une visibilité nouvelle mais tout à fait négative, qui les assimile au monde de la prostitution et de l’immoralité sous toutes ses formes. Elle est la misfit, la décalée : droguée, alcoolique, prostituée à ses heures ou maquerelle.

Sauf qu’à partir de la fin des années 1950, la culture Beatnik d’abord (Jack Kerouac habita le quartier), puis Hippie ensuite, transforme la donne. La contestation de la bonne société amène un nouveau public dans les bars lesbiens. En 1958 ouvre l’Anxious Asp sur Green Street. La propriétaire, Arlene Arbuckle, ouvertement lesbienne fait la promotion de la liberté sexuelle : elle a affiché dans les toilettes du lieu le rapport Kinsey (qui date de 1948). Ses employés sont toutes des serveuses lesbiennes. Sa clientèle est toutefois composée de trois types de publics : les lesbiennes qui voient dans le bar un lieu de rencontre et de convivialité ; les adolescents fans de rock-and-roll car le bar accueille un jukebox spécialisé dans ce genre de musique et dispose d’une licence de cabaret, ce qui autorise les clients à danser ; enfin les noirs que ne servent pas les bars mieux réputés du centre-ville. Janis Joplin y fit ses débuts en 1961, ainsi qu’au Coffee Gallery plus tourné vers le blues et qui se trouvait juste en face.

San Francisco

Dans ce quartier et dans cette ville, au début des années 1960, une contre-culture pouvait donc naître du rapprochement a priori inexplicable entre lesbiennes, ados, noirs et musique. San Francisco devient alors l’emblème de la fureur de vivre et de la fièvre au corps. Mais ceci est une autre histoire… Celle où les gays et les lesbiennes s’emparent du centre-ville de San Francisco au moment où les familles hétéros s’installent en banlieues.

Cette « conquête » n’est vraiment accomplie qu’à partir de la seconde moitié des années 1970 et c’est dans ce contexte très daté qu’il faut lire les Chroniques de San Francisco d’Amistead Maupin.

Pour aller plus loin :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Alfred_Kinsey
http://fr.wikipedia.org/wiki/Beat_generation
http://www.foundsf.org/index.php?title=Before_the_Castro:_North_Beach,_a_Gay_Mecca

Sur la Beat Generation à San Francisco, il y a le témoignage de Ruth Weiss qui dans les années 1950 était beaucoup dans le quartier de North Beach : http://www.youtube.com/watch?v=w-TdBn6ZRVA

Cet article s’appuie surtout sur le livre de Nan Alamilla Boyed, Wide-open Town : a History of Queer San Francisco to 1965, 2003.

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