Emily Dickinson (1830-1886)

Lors de sa dernière année à Amherst Academy, en 1846-1847, Emily rencontre sans doute (1) Susan Gilbert, sa future belle-sœur. À cet âge encore, son sort semble très enviable.

En 1847-1848, âgée de 17-18 ans, elle intègre Mount Hollyoke College, une institution pionnière ouverte quelques années plus tôt par la réformatrice Marie Lyons. Elle quitte ainsi sa chère maison pour vivre pendant l’année universitaire dans l’internat du College en compagnie de 235 internes et 14 professeurs. Deux lettres seulement nous restent pour comprendre comment elle vécut ce moment de sa vie. Dans la première lettre, adressée à son frère peu après son arrivée, elle écrit qu’elle se sent loin de chez elle (« homesick ») et que la lecture du journal et les débats politiques (deux activités masculines à l’époque) lui manquent. À 14 ans déjà, elle se proclamait « whig ». À la fin de l’année scolaire, elle semble s’être totalement habituée à la vie en internat et y prendre plaisir. Emily a étudié surtout les sciences – la chimie, la physiologie, l’astronomie.

Toutefois, pour des raisons de santé semble-t-il et par décision de son père, Emily rentre à la maison en 1848. Amherst devient le centre de son univers. En 1850, son père lui offre un chien, pour l’accompagner et la protéger.(2)

La seule photographie d’Emily dont nous disposons aujourd’hui est celle qui illustre cet article : c’est un daguerréotype de 1848. Elle a 18 ans. Sous son coude, un livre fermé. Cette image est un fétiche qui exprime très bien l’idée de clôture et d’enfermement qui se dégage d’Emily, frêle créature presque gothique. Pourtant, ces années 1848-1853 sont peut-être les plus vibrantes de sa vie. Il est temps de présenter un peu plus en détail Susan Gilbert. Cette « amie » d’Emily est née la même année qu’Emily, à huit jours d’écart, dans le village d’Old Deerfield qui ne se trouve qu’à une vingtaine de kilomètres d’Amherst. Pourtant, malgré cette étonnante conjonction des astres, Susan a vécu une enfance très différente de celle d’Emily. Susan est d’abord née dans une famille nombreuse : elle est la dernière née de sept enfants. Ensuite, elle est contrainte de quitter sa maison et sa famille à la mort de sa mère en 1841, alors qu’elle n’a que onze ans. Elle va alors vivre à Geneva dans l’État de New-York. Elle fréquente quelques années l’Amherst Academy où elle fréquente les enfants Dickinson et en particulier, Austin et Emily. En 1847-1848, tandis qu’Emily étudie au College, Susan passe une année dans une école privée d’Utica (dans l’État de New-York). Au début des années 1850, les deux jeunes femmes sont de retour à Amherst et se rapprochent. Le 11 juin 1852, Emily écrit une lettre amoureuse à Susan :

« I have but one thought, Susie, this afternoon of June, and that of you, and I have one prayer, only; dear Susie, that is for you. That you and I in hand as we e’en doin heart, might ramble away as children, among the woods and fields, and forget these many years, and these sorrowing cares, and each become a child again — I would it were so, Susie, and when I look around me and find myself alone, I sigh for you again; little sigh, and vain sigh, which will not bring you home.

I need you more and more, and the great world grows wider, and dear ones fewer and fewer, every day that you stay away — I miss my biggest heart; my own goes wandering round, and calls for Susie — Friends are too dear to sunder, Oh they are far too few, and how soon they will go away where you and I cannot find them, don’tlet us forget these things, for their remembrance nowwill save us many an anguish when it is too late to love them! Susie, forgive me Darling, for every word I say — my heart is full of you, none other than you is in my thoughts, yet when I seek to say to you something not for the world, words fail me. If you were here — and Oh that you were, my Susie, we need not talk at all, our eyes would whisper for us, and your hand fast in mine, we would not ask for language — I try to bring you nearer, I chase the weeks away till they are quite departed, and fancy you have come, and I am on my way through the green lane to meet you, and my heart goes scampering so, that I have much ado to bring it back again, and learn it to be patient, till that dear Susie comes. Three weeks — they can’t last always, for surely they must go with their little brothers and sisters to their long home in the west!

I shall grow more and more impatient until that dear day comes, for till now, I have only mournedfor you; now I begin to hopefor you.

Dear Susie, I have tried hard to think what you would love, of something I might send you — I at last say my little Violets, they begged me to let themgo, so here they are — and with them as Instructor, a bit of knightly grass, who also begged the favor to accompany them — they are but small, Susie, and I fear not fragrant now, but they will speak to you of warm hearts at home, and of something faithful which “never slumbers nor sleeps” — Keep them ‘neath your pillow, Susie, they will make you dream of blue-skies, and home, and the “blessed contrie”! You and I will have an hour with “Edward” and “Ellen Middleton”, sometime when you get home — we must find out if some things contained therein are true, and if they are, what you and me are coming to!

Now, farewell, Susie, and Vinnie sends her love, and mother her’s, and I add a kiss, shyly, lest there is somebody there! Don’t let them see, will you Susie? »

Susan Gilbert vit chez sa sœur aînée, Harriet, devenue épouse Cutler, en compagnie de deux autres de ses sœurs. Elle est perçue comme une jeune femme intelligente, pleine de vie et de conversation, mais austère, arrogante (c’est-à-dire trop indépendante pour la petite communauté puritaine d’Amherst) et parfois colérique (l’hystérie était vue comme un défaut particulièrement féminin). Emily sait-elle que son frère chéri, Austin, est tombé amoureux de Susan et qu’il la courtise en secret ? La relation devient triangulaire, mais est-ce un triangle amoureux ? Susan quitte Amherst pour enseigner un an les mathématiques à l’Archer’s School for Young Ladies de Baltimore. Austin, quant à lui, part également enseigner à Boston, dans l’Endicott School. Emily, seule, reste à Amherst. L’année 1852 est celle de la prise de conscience individuelle et sans doute très forte que son avenir est désormais tout tracé. Elle écrit à Susan et à Austin de rentrer bien vite à Amherst, de revenir auprès d’elle. En 1853, Susan se rend à Boston et se fiance en secret à Austin. Susan annonce la nouvelle à Emily qui reconnaît aussitôt sa défaite « personnelle ». Mais comment se montrer amère alors que Susan devient sa belle-sœur ?

Entre le flirt des débuts et les fiançailles, près de trois ans se sont écoulés : Emily a-t-elle deviné qu’entre son frère et sa chère Susie une relation naissait ? Susan ne s’est pas empressée de se marier : elle retarda l’événement près de trois ans encore. Ce n’est qu’en 1856 qu’elle devint Mrs Susan Dickinson, la belle-sœur d’Emily. Pourquoi tant remettre à plus tard cette union ? Est-ce la fameuse « arrogance » ou indépendance de Susan ? Susan a vécu plusieurs années dans l’État de New-York, non loin de Susan Brownell Anthony : a-t-elle été féministe ou tentée par le féminisme ? Ou bien est-ce pour garder la relation triangulaire comme à ses débuts, à son enfance, entre elle, Emily et Austin ?

Edward Dickinson, le père d’Austin et Emily, veut absolument que son fils le rejoigne et qu’il l’aide à Amherst. Il lui fait construire une demeure de style italianisant à côté de Homestead : la villa « Evergreens ». Le jeune couple s’installe. Susan devient la voisine d’Emily. Si Emily fut véritablement amoureuse de Susan, comment put-elle vivre à la fois si près et si loin de celle qui était la femme de sa vie ? Comment put-elle aussi vivre son attirance et son amour pour celle qui était devenue la femme sacrée de son frère chéri ? Comment vécut-elle la naissance des trois enfants de Susan et Austin ?

Ce que l’on sait est à la fois peu et beaucoup. Emily ne se maria pas, de même que sa petite sœur Lavinia. À partir des années 1860, elle se retira du monde et choisit la réclusion volontairement. Elle écrivit beaucoup – 1775 poèmes, jardina, échangea des lettres-poèmes et des recettes de cuisine avec sa belle-sœur. Elle écrivit deux fois plus à Susan qu’à tous ses autres correspondants. D’après Lillian Faderman, une historienne américaine (spécialiste des études gays et lesbiennes), les héritiers de Susan, notamment Martha (la fille de Susan et la nièce d’Emily) ont cherché à atténuer et à censurer les lettres d’amour qu’Emily envoyait à Susan. Martha insista sur la forte dimension littéraire de cette relation épistolaire : sa mère aurait d’abord été la première lectrice et la première critique sans qui, peut-être, Emily Dickinson n’aurait pas été elle-même. Dans les lettres d’Emily, cette relation même sur le plan littéraire était plus problématique : elle comparait Susan à la Béatrice de Dante. Les premiers poèmes d’Emily étaient destinés à Susan.

Mais Lillian Faderman ne sur-interprète-t-elle pas les maigres traces qui nous restent ? Sait-on même si Emily avait une sexualité ? N’a-t-elle pas entièrement sublimé sa libido dans son œuvre ? Les abondantes lettres à Susan, publiées par sa nièce, ne cachent-elles pas un amour perdu, plus secret encore, pour un homme inaccessible ? En 1855, elle voyage à Washington et à Philadelphie.

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