Marthe Hanau (1886-1935), la Banquière des années folles

En 1980, Francis Girod, réalisateur, sort sur les écrans le film La Banquière, interprété par Romy Schneider. L’histoire est celle d’Emma Eckert, « une juive aux penchants homosexuels qui a adopté le fils d’une de ses anciennes maîtresses décédée, fonde une banque pour l’épargne populaire à la suite d’une bonne opération en bourse (1923), vit dans le luxe, fraye avec des gens influents tout en étant très populaire, prend pour amant le brillant Rémy Lecoudray. Le grand banquier Vannister a juré sa perte et, usant de son crédit auprès du pouvoir, la fait emprisonner. Afin d’établir son innocence, elle s’évade avec l’aide de Colette Lecoudray, est relaxée à la faveur d’un changement de gouvernement, mais abattue sur l’ordre de Vannister au cours d’un meeting où elle proclame son honnêteté. Elle expire dans les bras de Colette » (compte-rendu de Daniel Weyl sur son site « Cinéma artistique »).

Marthe Hanau

Cette histoire est inspirée d’un fait divers véridique qui a défrayé la chronique dans la France des années 1930, celle de Marthe Hanau, surnommée la « Banquière » par la presse.

Marthe Hanau est née le 1er janvier 1886 à Paris. Ses parents sont des petits commerçants juifs, originaires d’Alsace, installés sur le boulevard de Clichy. Le père de Marthe est un séducteur qui souffre d’une « maladie honteuse » et tenue secrète. L’affaire familiale, une boutique de vêtements pour enfants qui a pour nom « La Layette », est tenue d’une main de fer par sa mère, une femme intransigeante et sans excentricité. Marthe veut devenir pianiste mais sa mère s’y oppose, trouvant à sa fille un bien « mauvais genre ». Marthe fume en public, refuse de porter des corsets, porte des tailleurs et conduit une De Dion-Bouton, une des toutes premières voitures. Elle a également des aventures avec des jeunes femmes. Sa mère s’oppose à sa première relation avec une musicienne rencontrée à Berck. Pour irriter sa mère ou se venger d’elle, elle sort alors avec une des vendeuses de la boutique parentale : celle-ci est immédiatement virée dès que la mère l’apprend.

À 22 ans, en 1908, Marthe accepte de se marier à un célibataire endurci de 30 ans, au physique ingrat : Lazare Bloch, héritier d’une fabrique de jute à Lille. Mais c’est au prix de certaines conditions, dont la première est le refus d’avoir des enfants. Peu avant la Première Guerre mondiale, Marthe rencontre la fille d’un bijoutier de la rue de la Paix, une certaine Delphine qu’elle rebaptise « Josèphe ». Même si la guerre les sépare un temps et même si sa « Josèphe » est contrainte à se marier, les deux femmes se retrouvent après la guerre et entretiennent une liaison durable et scandaleuse jusqu’à la mort de Marthe.

Lazare, obsédé par le jeu, une passion qu’il transmet à Marthe, dilapide la fortune du couple dès les premiers jours du mariage : les 3 000 francs de la dot sont vite mangés et la fabrique de jute lilloise est en liquidation en 1911. Très vite, le couple vit séparé. Avant la guerre, Marthe avait ouvert une boutique de lingerie à Montmartre. Pendant la guerre, Lazare Bloch s’enrichit en vendant à l’armée de la marchandise frelatée qui lui vaut quelques jours de prison en 1917. Après 1918, le couple monte une usine de parfumerie. En 1920, Marthe obtient le divorce et l’indépendance financière. Lazare avait une maîtresse et même un bâtard. Elle commence à s’intéresser à la haute finance et à la Bourse.

Après la Guerre, la France est très endettée. Les hommes politiques français, Raymond Poincaré en tête, demandent à ce que l’Allemagne, jugée seule responsable de la guerre dans le Traité de Versailles, paie des réparations. L’argent manque et les liquidités sont retirées du marché par des petits épargnants qui préfèrent thésauriser dans des bas de laine : il manque 33 milliards de francs. La France découvre l’inflation et l’instabilité monétaire. Il faut dévaluer, mais personne ne s’y résout. En 1925, Marthe Hanau, proche de la gauche radicale, pacifiste, amie d’Aristide Briand, fonde le 21 mars La Gazette du Franc, une revue destinée à soutenir la monnaie nationale qui s’en prend aux grandes banques qui ne joueraient pas le jeu des petits investisseurs et qui donne des conseils aux petits porteurs désireux de boursicoter. Elle confie la direction au Comte Maurice de Courville, ancien directeur du Creusot (les usines Schneider), et la rédaction en chef à Charles Bertrand, président de l’Union nationale des anciens combattants. Marthe Hanau utilise ce journal pour faire de la publicité au groupe de gérance financière qu’elle vient de fonder avec Lazare Bloch. Son idée est simple : puisque l’argent est entre les mains de petits épargnants frileux, il faut les attirer en leur promettant des taux d’intérêt prometteurs. Marthe Hanau propose aux Français de lui confier leurs économies pour qu’elle les place en Bourse et en retire des dividendes qui leur permettent de doubler leurs épargnes plus rapidement que n’importe quelle banque. Son projet est attractif et de nombreux épargnants se laissent séduire. Sa réussite suscite très rapidement des jalousies, surtout que Marthe Hanau aime le luxe. Elle achète un Hôtel particulier près du Bois de Boulogne et une Torpédo Voisin qui file à 80 km/heure sur les routes et qu’elle conduit elle-même, casquée de cuir. Elle descend dans le plus grand hôtel de Genève et séjourne dans la suite royale après s’être fait déposée avec sa maîtresse en Rolls-Royce. Le milieu de la banque s’inquiète de cette « concurrence ». En outre, Marthe Hanau choque par ses « excentricités ». Elle porte des cheveux courts gominés et se travestit en homme barbu pour pouvoir entrer dans le sacro-saint temple de la Bourse (le palais Brongniart à Paris).

Les premières attaques personnelles dans la presse font leur apparition et Marthe Hanau devient pour le grand public la « Banquière ». Le docteur Henri Drouin en 1945 fait de Marthe Hanau l’archétype de la femme damnée (1) : une femme contre-nature qui s’adonne à des activités masculines au lieu de rester dans le rang. Le docteur relie professionnalisme et lesbianisme : pour lui, le succès professionnel, particulièrement dans les affaires ou dans les milieux masculins, sont le signe de désordres psychosexuels.

Marthe Hanau est une de ces féministes qui suivent les suffragettes de la Première Guerre Mondiale. Elle est une contemporaine de Violette Morris, de Suzy Solidor ou de Colette.

Marthe Hanau

Les premiers clients de Marthe Hanau sont très satisfaits : ils gagnent des intérêts à la hauteur de leurs espérances grâce à une période économique favorable et au rattrapage français. Le franc est stabilisé (c’est le « franc Poincaré »), le « retour à la normale » est enfin à l’ordre du jour et il y a même une période de croissance qui permet de parler d’années folles. Marthe Hanau est habile. Avec l’argent des premiers souscripteurs, elle peut distribuer des premiers intérêts alors même que les rendements boursiers se font attendre. Son train de vie luxueux rassure ses clients. Mais, la Bourse ne lui sourit pas. Le système financier européen n’est pas sain. Avant le krach de 1929, Marthe Hanau rencontre des difficultés. Certains épargnants se retrouvent ruinés et se suicident. En 1928, des clients mécontents se constituent en comités de victimes et portent plainte contre Marthe Hanau. Le 4 décembre 1928, elle est arrêtée pour escroquerie et abus de confiance et elle est incarcérée dans la prison pour femmes de Saint-Lazare, à Paris. Il semblerait en fait que les clients mécontents aient été poussés à se constituer en parties plaignantes par le Banquier Horace Finaly, un maître de la finance sur la place de Paris qui a l’oreille de Poincaré et qui veut la tête de Marthe Hanau.

Marthe Hanau

Cette arrestation est un choc. Marthe entame une grève de la faim et pendant son transfert à l’hôpital Cochin, elle réussit à s’évader, mais elle se constitue prisonnière et se rend peu après. La presse d’extrême-droite se déchaîne. L’Action française fait de Marthe Hanau le symbole de la corruption : juive (« israélite » dit la presse antisémite de l’époque), d’origine alsacienne (n’est-elle pas un peu allemande, comme Dreyfus ?), divorcée et « garçonne » dépravée (elle affiche ses aventures féminines sans se cacher), banquière – elle cumule toutes les tares et s’en prend aux petits épargnants français qu’elle saigne aux quatre veines. C’est un déchainement de haine. L’Action française essaie d’éclabousser le monde politique (les soutiens radicaux de Marthe Hanau comme Aristide Briand ou Henriot) et celui de la presse dans le vaste scandale financier. Il faut que le Français moyen se dise que les élites sont tous pourris.

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