Eros Mélancolique : Interview de Anne F. Garreta

Anne F. Garreta danse avec les spectres

Eros Mélancolique : Interview de Anne F. Garreta

Interview de Gildas Le Dem le 18 Mars 2009 pour le site Têtu.com

Elle a écrit Éros Mélancolique à quatre mains avec Jacques Roubaud. Un roman sur les identités amoureuses et la mélancolie. Une extraordinaire variation autour d’un récit téléchargé sur le web, l’histoire de Goodman, jeune chimiste écossais, dont les recherches sur la photographie vont être hantées par son amour fou pour une jeune inconnue.

Anne F. Garréta avait fait sensation en 1986 en publiant Sphinx, histoire d’amour singulière et tragique – composée de manière à ce qu’il soit impossible de décider du sexe des deux personnages. En 2002, elle reçoit le prix Médicis pour Pas un jour. Mais c’est dès 1999, alors qu’elle fait paraître La Décomposition, qu’elle est cooptée par l’Oulipo, groupe d’écrivains  et de mathématiciens, rassemblés autour de la notion de «littérature  potentielle», de contrainte formelle, destinée à produire de nouvelles structures textuelles. C’est avec un de ses membres les plus éminents, Jacques Roubaud, «compositeur de poésie et de mathématiques», qu’elle publie aujourd’hui Éros Mélancolique. Ce roman n’est pas un simple exercice formel: c’est une extraordinaire variation  autour d’un récit téléchargé sur le web, l’histoire de Goodman, jeune chimiste écossais, dont les recherches sur la photographie vont être hantées par son amour, fou, pour une jeune inconnue. Cette hantise pour la jeune femme, dont la disparition dans le Paris de Queneau fait écho au deuil de sa mère, disparue durant la Seconde Guerre Mondiale, va réveiller la mélancolie de Goodman.

Qu’est-ce qu’écrire un roman non pas seulement à deux mains, mais à deux sexes?

Je doute vraiment qu’il n’y ait que deux sexes à l’oeuvre, ou à l’histoire. Tout un chacun contient, il me semble, une multitude. Bien des arrangements sociaux, politiques, sexuels ou poétiques s’acharnent, certes, à juguler, enserrer et exploiter ces multitudes intimes. Mais pourquoi accepter de se laisser ramener à notre corps défendant à l’Un, si c’est pour être mieux réduit à zéro? Compliquons le calcul des identités sexuelles. Éros Mélancolique est un roman d’éducation sentimentale, classique et queer. Aussi classique que ceux d’Henry James, Proust, Virginia Woolf. Et aussi queer, je l’espère.

Pourquoi  avoir écrit  ce roman avec Jacques Roubaud ?

Jacques Roubaud est un homme (et un écrivain) subtil. A partir d’un certain degré de subtilité, les hommes cessent d’être des hommes et sont des femmes. Ou deviennent femmes. La littérature, la fiction offrent de belles machines à transporter, déplacer, compliquer l’idée et l’usage que l’on a de soi. Jacques Roubaud a la passion des romancières anglaises: Jane Austen, Agatha Christie, Sylvia Townsend-Warner… Toutes, ironistes des petits arrangements de la norme, sociale, amoureuse… N’oublions pas l’Oulipo. Me croirez-vous si je vous dis que l’Oulipo, dès son origine a été un projet queer? Un projet dé-normatif  dont le but est l’invention  de nouvelles formes, le déploiement de potentialités poétiques. Foucault était oulipien sans l’avouer (mais son livre sur Raymond Roussel est un indice troublant). Se déprendre de l’emprise normative, en littérature  comme dans la vie suppose non pas la transgression, mais le jeu, l’invention, la patience de nouvelles manières de lier les signes ou les corps entre eux, l’imagination de nouveaux plaisirs de langue, mobilisant différemment les affects. La littérature potentielle, c’est un art et une érotique queer du langage.

L’Oulipo queer, cela va surprendre.

J’espère bien. Je ne suis pas sûre que tous mes camarades de l’Oulipo soient enchantés de cette révélation, mais Jacques Roubaud et moi ne sommes pas hommes, ou femmes, à nous effrayer de ces choses. Je pense qu’il considérera même l’idée avec intérêt. Etre oulipien, c’est être queer, et être queer, c’est participer de la potentialité.

Qui est Raymonde, l’objet du désir de Goodman ? Pourquoi ce prénom ?

On peut bien sûr penser à Proust. Ce nom de personnage ferait série avec celui d’Albertine, Albertine disparue, fugitive. Raymonde n’est pas seulement non plus le travesti  de Raymond – en allusion  à Raymond Queneau. C’est d’abord un prénom du début de l’ancien siècle, parfaitement démodé, un prénom anachronique, déplacé dans l’histoire. C’est en ce sens qu’il convient à un personnage, un spectre dont la trace est déjà perdue pour le désir de Goodman. Raymonde peut aussi s’entendre comme Ray-monde, un rayon du monde, ou un monde de rayons puisqu’Eros mélancolique lie ensemble photographie et désir amoureux. Or la photographie ne peut jamais capturer la perte dont elle est la trace. C’est plus vrai encore de la voix de la Raymonde. La voix, comme le disait Barthes, est un grain, qui n’arrive qu’à s’effacer entre deux traces. Quand on tombe amoureux, c’est toujours d’une voix, remémorée, fugitive.

La mélancolie, la perte hantent ce roman. Éros Mélancolique réaffirme la force de l’affect mélancolique.

L’époque est plutôt à la dépression, paraît-il. Mais la dépression, voyez-vous, c’est triste et terriblement uniforme. Et en plus, ça se soigne… C’est tout le contraire de la mélancolie: intraitable et intempestive. Cette figure ne devrait pas être incompréhensible pour des communautés – la communauté gay, par exemple – que traverse la faille laissée par un abîme de disparitions. Le problème de la disparition, du spectre, du fantôme n’est pas seulement individuel. Il s’inscrit dans une dimension collective qui excède l’histoire individuelle et le régime du deuil privé. La disposition mélancolique enregistre cela. Plusieurs mémoires sont donc impliquées dans ce roman à multiples voix, plusieurs séries de spectres et de disparitions, de choses vues et perdues de vue. Certaines images historiques, qui ont laissé des traces ou se sont évanouies, viennent trouer  le texte du roman, et hanter  la mémoire du lecteur.

C’est ça lire, se laisser hanter?

Oui. Un roman, c’est une machine à produire des spectres. Le livre ranime ce que le lecteur a égaré du monde et de ses objets.  Il peut même produire des hallucinations. Éros Mélancolique  est une histoire de fantômes. Le héros poursuit un spectre. Et tous les objets de son désir ont figure spectrale: la photographie, la lumière, une jeune femme en robe noire. Ce sont des fantômes, dans la meilleure tradition victorienne. Eros mélancolique est une histoire qui peut se lire comme un roman anglais du 19ème siècle. Ou comme un roman ultra-contemporain du 21ème siècle. Ou encore comme un roman d’aventure et de quête chevaleresque. C’est un roman médiéval, un roman du 18ème siècle, un roman du 19ème siècle, un roman du 20ème siècle. C’est roman anachronique  parce que traversé de discontinuités et de temporalités multiples. Il n’est en nul lieu et en nul temps exactement identifiable. C’est un roman qui n’impose pas d’être lu sur un mode ou selon une clé particulière. Il est ouvert à des multitudes de désirs. Il ne dicte pas une érotique, un désir, une identité ou une identification. Il attend des lecteurs qui justement n’ont pas verrouillé le spectre de leurs  désirs potentiels.

C’est une éthique de la lecture?

C’est une éthique possible de la lecture, selon laquelle on ne lit pas des livres pour se rassurer sur ce qu’on croit être mais pour explorer ou inventer tout ce qu’on ne sait pas de soi. Tout ce qu’on n’ose même pas imaginer de soi-même. Pour moi, c’est ainsi que je lis. Je ne sais pas ce qu’il en est de vous, mais je pense que, au moins de temps à temps, parfois, pas tout le temps, mais parfois et pour certains, c’est le cas. Et que c’est ce qu’on peut faire de moins mal avec la littérature et de moins ennuyeux dans la vie

Que peut-on faire avec la photographie, omniprésente dans Éros Mélancolique ?

La même chose. Désordonner et réordonner le monde et soi-même. Dans le projet photographique du héros du roman, le processus qui gouverne la prise de photographie est très clairement inspiré d’un des grands romans oulipiens : La Vie mode d’emploi de Perec. Photographier, c’est fragmenter le temps et l’espace. Le monde et l’histoire, perdus, sont à recomposer. Dans La Vie mode d’emploi, comme dans Eros mélancolique, une règle de permutation distribue les objets dans un tableau. Mais ce que cette décomposition et recomposition laisse apparaître, c’est  une absence: un carré blanc, issu de la trace négative. La photographie a inversé les valeurs, du noir et du blanc, de la présence et de l’absence, de l’objet et de la trace. Imaginez ce qu’a pu être au 19eme siècle l’invention de la photographie, et la révolution que cela a pu produire dans la perception. La photo retrace mécaniquement, chimiquement un morceau du monde. Et les premiers amateurs  photo ont passé des heures à scruter ces traces évanouissantes de leur monde, la rue en bas de chez eux, la cheminée de la maison d’en face, comme s’ils ne les avaient jamais vus, comme si la photographie leur révélait quelque chose qu’ils auraient perdu de vue. Le héros d’Eros mélancolique ne fait pas autre chose: scruter et perdre de vue. Le roman lui-même parle des origines de la photographie, et en emblématise le dispositif. Des morceaux de mondes, des morceaux de mémoires, cadrés et composés autour d’une disparition.

Vous évoquez aussi les nouvelles technologies.

Les nouvelles techniques changent l’éthique de l’amour comme de la lecture, reconfigurent et redistribuent les affects. Une déclaration d’amour par sms, a friending on Facebook, est-ce que cela vous trouve ou vous laisse amoureux comme vous pouviez l’être la plume d’oie à la main, ou ami comme on l’est selon les morales antiques, conçues pour, et au fil de, promenades et conversations dans des jardins? Essayez de vous replonger mentalement dans l’univers de sensations, d’affects et de liens des générations qui ont précédé l’invention de la photographie, de la machine à vapeur, du rail, du télégraphe… Nous avons la phénoménologie, l’économie, l’érotique et la morale de nos technologies. Lire des romans ou jouer à des jeux video, fantasmer sur une couverture de Têtu ou scripter un épisode du Kama-Sutra pour avatars dans Second Life, comment cela vous dispose-t-il? Identiquement? J’en doute. Nos media et nos prothèses ne font pas qu’étendre et intensifier nos capacités et nos penchants: ils les ordonnent.

Une dernière question : pourquoi la chanson Fade to grey conclue-t-elle le roman?

Vous vous en souvenez… C’est une chanson démodée, mais je suis certaine qu’elle hante encore les mémoires, qu’on ait connu ou non l’époque, le temps où elle était contemporaine. Elle convient au roman, oscillant comme elle le fait entre deux voix, deux langues. Un homme dans une gare, quelque chose qui disparaît derrière une image. Devenir spectral ou Fade to grey. C’est une mélancolie qui se danse.

Interview Originale sur Têtu.com

A propos de Isabelle B. Price

Créatrice du site et Rédactrice en Chef. Née en Auvergne, elle s’est rapidement passionnée pour les séries télévisées. Dès l’enfance elle considérait déjà Bioman comme une série culte. Elle a ensuite regardé avec assiduité Alerte à Malibu et Les Dessous de Palm Beach avant l’arrivée de séries inoubliables telles X-Files, Urgences et Buffy contre les Vampires.

Répondre