Catharina Linck, une victime de l’Ancien Régime des peines en prusse

La vie de Catharina Linck est parvenue jusqu’à nous pour des raisons significatives de l’absence de tolérance envers les « relations contre-nature » bien avant le XIXe siècle. Après tout, ce qu’on sait d’elle, on le doit à un procès inquisitorial pendant lequel la torture fut employée. Ce procès fut transcrit par des greffiers et les minutes de 1721 allèrent grossir les autres cartons d’archives judiciaires secrètes d’État de Prusse jusqu’à ce qu’en 1891, un médecin prussien, le Docteur F.C. Müller vint les en extraire pour rechercher des cas anciens de « pathologie » sexuelle. Il le trouva fort intéressant au point de le publier en 1891 dans l’Allemagne bismarckienne, dominée par la puissance de la Prusse.

Les regards qui furent portés sur cette courte existence furent donc ceux d’hommes prêts à la juger coupable. En 1980-1981, Brigitte Eriksson traduisit la transcription allemande publiée par Müller dans un article publié sous le titre « A lesbian execution in Germany, 1721 » dans le volume 6 du Journal of Homosexuality qui fut repris dans d’autres ouvrages. Elle lui donnait pour la première fois une visibilité et un écho différents, car c’est en cas que lesbienne et féministe que Brigitte Eriksson, proche de l’historienne américaine Lillian Faderman, considérait le « cas Linck ».

Il n’en reste pas moins que cette histoire est difficile à extraire de la gangue qui nous a valu qu’elle parvienne jusqu’à nous. Tout ce que l’on sait servit à instruire un dossier à charge. Est-ce vrai ? Comment les « aveux » furent-ils extorqués ? Sont-ils la vérité ou le reflet de ce que voulaient entendre les juges ? Comment le savoir… Les morts ne parlent plus. Et nous comprendrions-nous ?

Voici ce que les minutes du procès de Catharina Linck reprochèrent à cette jeune femme que l’on ne chercha pas à comprendre lorsque le 13 octobre 1721 s’ouvrit son procès à Halbertstadt en Saxe.

Catharina Linck n’eut pas le bonheur de naître dans une famille riche et de la bonne société, en vue et bien établie socialement. C’est une enfant illégitime, une bâtarde née hors mariage, de la passion (ou du viol ?) d’une veuve sans position à Gehowen, vers 1694. Sa date de naissance est approximative : elle n’intéressait pas les juges. Le bébé fut placé à l’orphelinat de Halle, au nord-ouest de Leipzig. Elle y fut élevée dans la religion chrétienne jusqu’à l’âge de 12 ans. Après 12 ans, elle quitta l’orphelinat et commença à travailler dans l’industrie textile (dans la fabrication de bouton et de coton imprimé). Elle vivait non pas chez sa mère mais avec des amis à Calbe, non loin de Halle. C’est là que semble-t-il, elle commença à s’habiller en garçon : elle justifiait ce « travestissement » par des raisons religieuses. Elle disait vouloir vivre saintement et les vêtements masculins signifiaient donc pour elle la possibilité de vivre en pleine rue, de mener une vie publique sans exciter la convoitise masculine. Elle est pourtant si jeune… Il est vraisemblable que dès cette date, elle ait été contrainte à dormir dans la rue par manque d’un toit et de ressources suffisantes pour s’en procurer un. À 12 ans, elle croise la route d’une secte religieuse à Strohhof, près de Halle : la secte des Inspirants, dirigée par la prophétesse Eva Lang. Elle y adhère aussitôt, peut-être par mysticisme ou peut-être pour ne pas vivre seule dans la rue et que la secte lui offre un semblant de famille. Elle la suit à Sechsstädten et à Nuremberg. Elle se fait même baptiser par la prophétesse dans les eaux d’une rivière et reçoit le nom de baptême de « Jéhova Almajo Almejo ». Ce baptême est une pièce à charge contre elle, car il prouve son illuminisme et sa déviance religieuse. Il annonce aussi une autre transgression : celle du changement de nom de Catharina Linck (ou Lincken) qui prend un nom masculin : celui d’Anastasius Rosenstengl. La jeune femme connaît une profonde expérience mystique : elle a des extases religieuses pendant lesquelles elle voit un esprit voilé qui lui révèle le futur. Elle devient prophète pendant deux ans dans les rangs des Inspirants (dont le nom semble provenir de leur technique pour entrer en extase : celle d’inspirer de l’air jusqu’à sentir la tête tourner) mais elle les quitte suite à des prophéties qui se sont révélées fausses. Catherine se retrouve donc sur les routes. Elle a de fréquentes hallucinations : ne mange-t-elle pas assez ? Utilise-t-elle des techniques ou des herbes pour retrouver les sensations de la transe religieuse ? Est-elle malade ? Elle s’engage quelques mois à garder les cochons d’un paysan, mais ne reste jamais longtemps dans les places qu’elle trouve. Pour quelle raison ? Est-elle une nomade ? A-t-elle eu des problèmes avec le paysan ? Souvent elle dort dans la forêt et passe parfois plusieurs jours sans manger.

Quand elle retourne à Halle, la ville où vit sa mère biologique, qu’elle continue de voir de temps en temps y compris sous l’habit masculin, elle s’engage en tant que mousquetaire dans les troupes hanovriennes du régiment du colonel Stallmeister. Elle y sert sous le nom de Beuerlein. En 1708, elle déserte et elle est arrêtée près d’Anvers. Elle est condamnée à la pendaison, mais elle est relâchée quand son sexe authentique est découvert. Elle ne désespère cependant pas de servir et intègre alors la compagnie volontaire des troupes royales prussiennes à Soest sous un nouveau nom d’emprunt, Caspar Beuerlein, sous les ordres du Général Horn. Elle y sert un an, sans qu’on ne trouve rien à y redire, mais le professeur Franken de Halle écrit au prêtre de la garnison pour la dénoncer. Démasquée, elle est renvoyée à Halle. Catharina Linck reprend les vêtements féminins et reste un été entier à Halle. Qui est ce professeur ? Pourquoi accepte-t-elle de revenir à Halle et de reprendre des vêtements féminins dans lesquels elle ne se semblait pas se plaire ? On ne le sait pas : cela n’intéresse pas les juges. Les historiennes actuelles, avec la grille de lecture du genre, en déduisent qu’elle n’est pas une « transsexuelle » puisqu’elle passe de vêtements féminins aux vêtements masculins sans hiatus. Mais qu’en sait-on vraiment ?

L’été à Halle ne s’éternise cependant pas et Catharina reprend les vêtements de mousquetaire, cette fois au service des troupes polonaises, sous le nouveau nom de Peter Wannich. Elle reprend sa vie itinérante et combat. Elle est même faite prisonnière par les Français près de Bruxelles mais elle parvient à s’échapper. Elle se retrouve dans le corps des volontaires des troupes hessiennes de Rheinfels sous le nom de Cornelius Hubsch, mais c’est sa dernière tentative de service dans l’armée. Elle quitte précipitamment son régime et rentre à Halle à une date indéterminée pour se lancer dans la fabrique de la flanelle.

Étonnante adolescence à la fois aventureuse et qui témoigne aussi du besoin de vivre en groupe, avec un collectif discipliné, protecteur et une mission à accomplir. Mais que d’échecs : nulle part, Catharina ne trouve sa place.

À Halle, la jeune femme qui s’habille en homme rencontre une jeune fille, de 5 ans sa cadette. Celle-ci s’appelle Catharina Mühlhahn. En 1717, alors que cette dernière a tout juste 18 ans, les deux femmes se marient à l’église. Mühlhahn est protestante. Linck décide alors de se convertir au luthérianisme (c’est son troisième baptême religieux). Les affaires du jeune couple ne sont cependant pas très bonnes : la jeune épousée se plaint auprès de son « mari » qu’il ne rapporte pas assez d’argent à la maison, ce qui « le » met dans une colère folle. Catharina Linck bat sa jeune femme. Le couple quitte Halle et vit de mendicité et de vagabondage. Les deux femmes sont tellement réduites aux expédients qu’elles en viennent à envisager de se convertir au catholicisme pour gagner de l’argent qu’on promet aux convertis. Elles se remarient ainsi dans une église catholique en septembre 1717, à l’église Saint-Paul de Halberstadt. On les retrouve ensuite à Hildesheim, à Münster, à Helmstadt.

C’est apparemment à cause d’une de ces querelles entre épouses et à la suite de la plainte de Catharina Mühlhahn auprès de sa mère que les deux jeunes femmes se retrouvent l’une et l’autre poursuivie pour sodomie et abus de baptêmes.

Quelle était donc la vie de couple de ces deux jeunes femmes ? C’est la question qui obsède le tribunal prussien en 1721 et encore ce qui retient l’attention du Docteur Müller. Et c’est cette fascination et ce voyeurisme masculins qui retient l’analyse de la féministe et lesbienne Brigitte Eriksson. Ce qui est sûr, c’est que les deux femmes furent longuement interrogées sur la nature de la relation. Le tribunal devait établir s’il y avait sodomie, un crime puni par l’article 116 du code criminel de Charles V. La sodomie est un crime assez flou qui implique irréligion et pénétration contre-nature. Les deux femmes sont donc questionnées sur leur vie sexuelle. Les juges cherchent aussi à savoir si Catherine Mühlhahn peut aussi être poursuivie pour complicité et participation active. Catharina Linck est examinée par deux médecins désignés par le tribunal. Sa mère est interrogée. Il est établi que Linck n’est pas hermaphrodite. Aucune anomalie n’est découverte à propos de son clitoris qui ne présente pas de proportions « hors normes ». La sodomie ne peut donc être prouvée que par une enquête sur l’usage d’un olisbo, un faux pénis utilisé pour pénétrer sexuellement Catherine Mühlhahn. Les juges font avouer à celle-ci qu’elle a été pénétrée dès sa nuit de noces et les jours et nuits suivants. La lubricité de Linck doit être attestée. Ils lui font aussi avouer que Linck l’a obligée à lui faire une fellation. Ce seul acte était en effet passable de la peine capitale. Catherine Mühlhahn avoue tout. Elle se défend au début en prétendant ne pas avoir compris que le pénis de son mari n’était pas un vrai pénis. Mais elle finit par avouer, sous la torture, qu’en 1718, un an après son deuxième mariage, elle a découvert que son mari était en fait une femme qui utilisait un olisbo en cuir rembourré dur associé à deux testicules fabriquées à partir de deux vessies de porc et attaché à son pubis par le moyen d’une ceinture en cuir. Les dépositions de Catherine Mühlhahn sont presque entièrement à charge contre Catharina Linck : la jeune fille s’est fait dépucelée de force, a été forcée à mendier, a été battue et même forcée à se convertir contre son gré. Sa mère témoigne des mauvais traitements de Catherine Linck sur sa fille. Elle témoigne du port d’un olisbo par son « gendre ».

Pour sa part, Catharina Linck avoue tout : elle dit aux juges ce qu’ils attendent d’elle. Elle est possédée par Satan depuis sa naissance illégitime. Elle reconnaît la sodomie sur des prostituées pendant sa vie de soldat et sur son épouse. Enfin, elle reconnaît les nombreux baptêmes pour gagner de l’argent : sacrilège suprême. Elle est condamnée par le verdict prononcé par le tribunal de Duisberg à être décapitée puis brûlée. Sa compagne est, pour sa part, condamnée à trois de réclusion totale puis à l’exil.

Pour le docteur Müller qui redécouvre le cas en 1891 et qui est médecin chef à Alexandersbad, près de Bayreuth en Bavière, Catherine Linck est un cas pathologique d’inversion avec travestissement. Pour Brigitte Eriksson, c’est une « butch » qui s’ignore. Peut-être même une « stone butch », une de ces lesbiennes masculines et viriles qui refusent d’être touchées. Elle témoigne même de la sévérité qui touchait aussi les lesbiennes qui pouvaient aussi à l’occasion encourir la peine capitale.

On découvre aussi la fragilité des vies féminines sans la protection d’une famille légitime ou d’un statut social ferme. Catharina Linck voulait une famille à elle. Elle ne resta jamais longtemps loin de Halle et revint souvent voir sa mère dont l’ombre plane sur cette histoire. Pour le reste, tout n’est que littérature…

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