C’est juste une phase…

Avoir le béguin pour une camarade de jeu, aimer une fille, des filles, les filles, est-ce que c’est juste une phase ? Est-ce normal ? Comment sait-on qu’on aime les filles… pour de vrai ?

Ce mot de « phase », qui revient assez souvent aussi bien dans les forums que dans les films pour qualifier ce moment de l’éveil d’une sensualité troublante et en même temps compromettante ou gênante pour celui ou celle qui l’éprouve, d’où vient-il ? De quand date-t-il ? Depuis quand considère-t-on de manière assez diffuse dans la société que les jeunes filles peuvent traverser une phase déstabilisante de rapprochements intenses et amoureux avec d’autres jeunes filles sans que cela ne compromette l’ordre social patriarcal ?

Question difficile pour laquelle je ne ferai que proposer une piste : celle que suggère le livre d’Alain Corbin, L’Harmonie des Plaisirs, paru chez Perrin en 2008. Évoquer la naissance de la sexualité féminine par phase renvoie en fait à la conception de ce phénomène par les pornographes qui y voient un processus qui doit mener la jeune fille de l’étonnement à l’émerveillement.

Depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, il existe en France une production littéraire érotique qui se pense et s’identifie comme telle : le genre pornographique prend son autonomie. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existait pas de textes érotiques ou pornographiques bien antérieurs, au contraire. Mais à partir de cette époque, les textes se multiplient et on assiste à une codification des scènes. Les plus célèbres textes du XVIIe siècle se nomment L’École des Filles ou la Philosophie des Dames(1655), La Vénus en rut ou vie d’une célèbre libertine, La Vénus dans le cloître (1672) ou encore L’Académie des Dames (1680 en français) qui reste un best-seller au XIXe siècle.

De fait, dans la littérature pornographique depuis le XVIIe siècle et jusqu’à nos jours, la jeune fille se doit d’abord d’être une jeune ingénue au corps à peine formé, au clitoris à peine développé. Et le but de la littérature érotique dans certains romans d’initiation est justement de suivre les étapes que la jeune fille doit traverser pour devenir une « vraie femme » dans la pratique et « accéder à la connaissance » de son corps et du sexe. La connaissance ultime qui fait la femme est celle de la défloration et de la pénétration par un pénis. Cela fait de la jeune fille une élève en position d’attente diffuse et de l’homme un maître en jouissance.

Or, il est assez frappant de constater que le saphisme apparaît comme une étape quasiment incontournable de l’éducation sexuelle des jeunes filles dans la littérature pornographique, ce qui confère aux relations sexuelles entre femmes le statut étrange de leçon propédeutique et d’initiation pédagogique avant que ne commencent des découvertes plus révélatrices et plus étonnantes.

En effet, le parcours des jeunes libertines commence souvent par une phase de masturbation qui procure les premiers vifs délires. À rebours du discours médical, cette masturbation est considérée comme vivifiante et comme un moment d’ouverture de la jeune fille aux sensations de son corps : ouverture à l’imagination, attention absolue aux impressions ressenties dans les moindres fibres intérieures, éveil du désir qui demeure cependant vain et insatisfait : le désir de jouissance. Cette phase de plaisir solitaire est cependant vite refermée et conduit juste ensuite au saphisme. Celui-ci permet ainsi de sortir de l’impasse de l’auto-érotisme. Le message est assez clair : la littérature pornographique ne veut pas montrer à ses lecteurs des femmes capables d’éprouver un plaisir autonome, mais des femmes submergées par leurs désirs, en attente de l’homme.

Avant de découvrir le corps de l’homme qui saura les combler, les libertines doivent cependant progresser dans la connaissance de la sexualité et découvrir le plaisir partagé. Dans la littérature érotique, les scènes d’amour entre femmes ne sont jamais présentées comme monstrueuses, mais comme un plaisir anodin qui ne peut être qu’une parodie ou une mascarade de la véritable relation sexuelle. Ainsi, on trouve des scènes saphiques dans la plupart des grands textes pornographiques et ces scènes ne sont pas annexes, mais centrales dans le parcours érotique des héroïnes. C’est le cas de Fanny Hill, la fille de joie qui pleure de délectation dans les bras de Phoebé.

La scène d’amour entre femmes est très ritualisée : baisers échangés, soupirs, frottements et caresses réciproques, pleurs, tremblements et décharge ou éjaculation féminine.

« Et leurs jambes de s’enlacer, leurs seins de se presser, leurs lèvres de s’entrouvrir, et leurs langues de s’unir ; leurs yeux se ferment, leurs mains s’égarent, leurs sens s’allument, leurs lèvres humides exhalent de tendres soupirs, leurs reins s’agitent convulsivement, leurs doigts agiles sont inondés de volupté […] Et la parole leur manque » (L’éducation de Laure. Hic et Haec, vers 1786).

Dans la littérature pornographique de ce temps, le saphisme est considéré comme une pratique substitutive ou propédeutique : c’est une sexualité d’attente, une sexualité de réclusion et la conséquence d’une privation. Il n’y a pas de lesbienne, d’identité lesbienne, mais des pratiques homosexuelles qui ne construisent pas une identité lesbienne. Au contraire, celles-ci peuvent naturellement amener à une sexualité épanouie avec des hommes.

Sarah Waters joue sur ce cliché de l’innocence des jeunes filles et sur leur éducation à travers des attouchements entre filles. C’est le cas dans Fingersmith : Maud Lily est dans le lit et feint d’ignorer ce qu’on attend d’une jeune femme lors de la nuit de noce. Cela enhardit Susan qui lui montre alors « tout naturellement » comment faire.

Sauf que dans la narration de Sarah Waters, la nuit d’amour entre les deux femmes amène à des révélations et à des confusions de sentiments.

La littérature érotique ne propose pas un miroir de la façon dont se passait l’éducation sexuelle des femmes dans la France de l’Ancien Régime. Autrement dit, ce n’est pas parce que le saphisme est considéré comme une phase dans la construction de la sexualité adulte des filles dans les romans pornographiques qu’il en est une. Cependant, cette conception et cette construction fantasmatique ont pu jouer un rôle dans l’idée finalement assez rassurante et masculine que « passer par les filles » pourrait être normal après tout.

On retrouvera cette idée de phase articulée bien différemment dans la psychanalyse, qui considère elle aussi la sexualité comme un processus complexe dans lequel se succèdent des phases – d’une sexualité primitive et enfantine, jusqu’à la sexualité adulte. Même si la bisexualité peut être considérée comme originelle chez Freud, elle doit être dépassée.

Dans la conception de l’homosexualité (ou de la bisexualité) comme une phase, il y a bien évidemment l’idée que cette sexualité n’est pas définitive, qu’elle n’est pas aboutie, qu’elle est incomplète et donc inférieure. C’est ce qui explique le rejet de ce type d’expression employée souvent au moment du « coming out ». Comme le dit très bien cette adolescente américaine dans un vlog qui considère que c’est juste l’expression d’un déni de réalité et de véracité envers les homosexuels.

Elle en déduit qu’il faut montrer que les homos ne sont pas frivoles, que l’homosexualité n’est pas un essai. Le revers de ce discours est qu’il peut sembler à son tour rejeter dans la frivolité et le manque de consistance la bisexualité.

Montrer que ce n’est pas une phase, qu’on est sérieux quand on est amoureux : c’est le choix de Paulie et tout le propos dramatique et même pathétique du film Lost and Delirious. Dire qu’on était lesbienne en 1974, c’est en revanche la fierté de Peggy Peabody, la mère d’Helena Peabody dans la série américaine The L-Word.

Et, dernier usage de « la phase » dans le film d’initiation lesbien, montrer une héroïne qui multiplie les conquêtes masculines éphémères sans être épanouie et une autre qui attend celle qui saura la satisfaire. C’est le choix de Fucking Amal – Show me Love.

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