Sœur Benedetta Carlini (1590-1661)

En 1986, Judith C. Brown, une historienne de la prestigieuse université de Standford, aux États-Unis, a publié un livre fort remarqué intitulé Immodest Acts. The Life of a Lesbian Nun in Renaissance Italy. Elle y raconte sa découverte de chercheuse dans les archives d’État de Florence : l’histoire d’une abbesse emprisonnée pendant 35 ans dans son propre couvent pour fraude et conduite immorale (lesbianisme). Selon l’historienne, sœur Benedetta Carlini, puisque c’est son nom, est le premier cas aussi documenté de lesbianisme en Occident depuis l’Antiquité. Découvrons donc son histoire.

Elle commence en 1590 dans le petit village de Vellano, perché sur les Apennins, à une soixantaine de kilomètres de la cité de Florence, capitale du grand-duché de Toscane et grand centre de la Renaissance, dominé par la puissante famille de Médicis. Midea et Guiliano Carlini donnent naissance à une petite fille, la nuit de la saint Sébastien de l’an 1590. L’accouchement a été très difficile et pour remercier le Seigneur d’avoir laissé en vie sa femme et sa fille, Guiliano décide d’appeler l’enfant Benedetta et de la vouer à Dieu. L’enfant est donc destinée à devenir nonne dès sa naissance.

Les parents de Benedetta vivaient dans le confort matériel. Guiliano Carlini était le 3e homme le plus riche des 800 habitants du petit village de Vellano. Il possédait une maison à Vellano ainsi qu’une ferme dans le voisinage. Il savait écrire, ce qui était assez rare à la fin du XVIe siècle. La mère de Benedetta, Midea d’Antonio Pieri, était la fille du prêtre de la paroisse, un pilier de la petite communauté. Le couple jouissait d’un vrai prestige social dans le village. Benedetta était leur fille unique. Son père se chargea de son éducation. À 5 ans, elle savait ses prières et la litanie des saints qu’elle récitait sur son rosaire. À 6 ans, elle apprit à lire et étudia les rudiments du christianisme. Il est même possible qu’elle ait été initiée au latin. Sa mère était très dévote et particulièrement dévouée à sainte Catherine de Sienne. Elle avait aussi une très grande dévotion pour la Vierge et avait offert à sa fille une statue d’elle pour la protéger.

À l’âge de 9 ans, l’enfant est placée dans le couvent des Théatines de Pescia, une ville située dans une région qu’on appelle la Suisse pesciatine à cause de la présence des montagnes. Les Théatines sont également appelées les « sœurs de l’Immaculée Conception » : elles dévouent leur vie à Dieu et à la Vierge Marie. Il est trop tôt, à 9 ans, pour qu’on puisse parler d’une vocation. On sait de toute façon qu’il n’y eut pas de libre choix de la part de Benedetta, puisque son père avait choisi pour elle son destin.

L’enfant découvrit la vie de couvent, entre des jeunes filles et des femmes ayant soif de spiritualité mais peu de vocation. Les « sœurs de l’Immaculée Conception » avaient été créées en 1583 à Naples par une femme, Ursula Benincasa. Il s’agissait donc d’un nouvel ordre qui n’était pas encore totalement reconnu par l’Église de Rome et qui devait faire ses preuves. Toute la vie de Benedetta, entre ses 9 ans et la date de sa mort, s’est déroulée dans les murs du couvent de la Mère de Dieu (Madre de dio) de Pescia.

Soeur Benedetta Carlini

L’enfant se plia très tôt à la règle des sœurs Théatines dans un couvent qui l’isolait du reste du monde et la coupait définitivement de ses parents. Très pénitente, elle priait beaucoup et s’imposait des jeûnes. Sa piété est remarquée.

À 23 ans, en 1613, elle eut ses premières visions : elle voyait la Vierge Marie et des anges gardiens qui la protégeaient. Ses visions furent d’emblée assez troublantes, de nature religieuse et érotique à la fois. Benedetta entrait en transes et connaissait des extases mystiques. Ses visions extraordinaires en firent une figure du couvent de Pescia. Sa réputation grandissait dans la communauté et au dehors. En 1619, elle dit recevoir les stigmates, c’est-à-dire les traces des plaies qui furent infligées au Christ pendant sa Passion : elle avait des marques sanglantes qui rappelaient les clous de la Crucifixion aux poignets et aux pieds ; elle avait des pointes de sang qui rappelaient la couronne d’épine autour de la tête du Roi des Juifs ; elle avait des plaies qui rappelaient les coups de fouet dans le dos sur le chemin qui menait le Christ au Golgotha. Le 21 mars 1619, elle reçut la visite dans sa cellule de Jésus qui lui arracha le cœur pour le remplacer trois jours plus tard par le sien.

Le 26 mai 1619, elle vécut des épousailles mystiques avec le Christ en présence des sœurs de sa communauté. Jésus aurait parlé par sa bouche et aurait délivré un long sermon sur la supériorité de Benedetta, menaçant de punir tous ceux et toutes celles qui lui désobéiraient. Puis, il lui aurait passé un anneau d’or au doigt. Dès le lendemain, cet événement hors du commun suscita une enquête conduite par le prévot Stefano Cecchi qui était alors le chef religieux de Pescia. Les archives de cette enquête singulière demeurent : elles ont été consultées par Judith C. Brown. On y découvre les observations de Stefano Cecchi qui analyse le corps stigmatisé de Benedetta, couvert de sang séché. Il interroge Benedetta qui lui raconte qu’elle a vu le Christ.

Cette enquête a plusieurs raisons d’être. Elle doit d’abord déterminer si Benedetta a bel et bien des visions, ce qui en ferait une bienheureuse, voire une potentielle sainte pour l’Église. Mais dans le contexte du début du XVIIe siècle, qui est un temps de Contre-Réforme, c’est-à-dire de réponse de l’église catholique à la création d’églises dissidentes protestantes, le surnaturel et le magique ne sont plus à la mode. Les visions mystiques et baroques de Benedetta, pleines de beauté et de violences à la fois, suscitent la méfiance auprès d’un clergé qui veut surtout promouvoir la discipline austère et la modestie. Le fait que Benedetta se fasse le medium de Jésus et tiennent des propos immodestes témoigne pour l’église d’un désir de grandeur incompatible avec le statut de servante du Christ. Malgré cela, Benedetta devient abbesse de son couvent de la Mère de Dieu de Pescia. Pour cette jeune fille issue d’une famille non aristocratique, c’est un exploit. D’autant qu’elle n’a que 30 ans, ce qui est très jeune pour devenir une mère abbesse. Mais l’enquête de 1619 n’est pas terminée. Des nonnes viennent témoigner contre Benedetta. Par jalousie ? Elles l’accusent d’abord de fraude au miracle : elle n’aurait pas reçu les stigmates mais se les serait infligée elle-même. Par ailleurs, l’anneau d’or aurait été fabriqué frauduleusement par Benedetta à partir de safran et de son propre sang. L’enquête sur Benedetta reprend. Cette fois, le nonce papal, c’est-à-dire un envoyé du Pape venu de Rome, enquête sur la mère-abbesse. De nouvelles accusations s’ajoutent au soupçon de fraude. Les enquêteurs qui interrogent les sœurs du couvent des Théatines notent que la mère-abbesse a eu une longue passion amoureuse et charnelle avec sœur Bartholoméa. Bartholomea a été interrogée pendant l’enquête. Elle ne nia pas les relations sexuelles avec sa mère abbesse. Elles auraient même duré deux ans et demie. Benedetta aurait expliqué à Bartholoméa que son corps était possédé par un très bel ange, Splenditello. Bartholomea explique avoir voulu faire ce que l’ange lui disait de faire, or elle ne le savait que par l’intermédiaire de Benedetta qui entrait en communication avec l’ange. Elle déclare que Benedetta la forçait à faire l’amour plusieurs heures et plusieurs fois par semaine, pendant deux ans et demie, le temps qu’elles partagèrent la même cellule. Trois soirs par semaine, quand Bartholomea allait se coucher, Benedetta l’appelait se plaignant de souffrance et quand Bartholomea était à son chevet, elle la jetait sur le lit, l’embrassait et lui disait des mots doux. Quelle signification les deux femmes attachaient-elles à cette étrange relation mystique et charnelle médiatisée par un ange masculin ?

L’enquête accumule les détails des scènes érotiques et violentes, que l’église considère comme bestiales et monstrueuses entre personnes de même sexe. Entre 1619 et 1623, pendant 5 ans, l’église hésite cependant entre véritable vision béatifique ou obsession diabolique dont Benedetta serait la victime. Au final, sœur Benedetta est condamnée à 35 ans de prison, une peine relativement clémente pour des accusations aussi graves qui auraient pu lui valoir le bûcher pour sorcellerie ou crimes contre nature. Elle les passa dans une petite cellule du couvent dont elle avait été la supérieure, pour lui rappeler l’humilité dont elle avait manqué. Bartholomea ne fut pas poursuivie et continua à vivre selon la règle des Theatines dans le même couvent. Pensait-elle à Benedetta dans son cachot ? Les femmes se revirent-elles ?

À la fin de sa peine, elle obtint le droit de finir ses jours en suivant la règle au service des malades et des pauvres. À sa mort, à 71 ans, les villageois, ignorant la sanction qu’elle avait encourue, la pleurèrent comme une sainte. Faut-il y voir non pas une défense de Benedetta mais plutôt de l’église catholique ? On sait que l’accusation d’homosexualité et de relations contre nature dans les couvents et les monastères fut au cœur de la propagande protestante anti-catholique de cette époque. Les Protestants rejetaient les vœux de chasteté et le célibat des prêtres, jugés à la fois inutiles pour le salut et invivables ou impraticables. Il est probable que Rome et le Pape ne voulaient pas que l’affaire s’ébruite.

Le cas de Benedetta est intéressant. Le fait pour une femme de s’identifier au Christ est une double transgression : transgression du genre (elle a les stigmates et Jésus parle dans sa bouche) et transgression religieuse. Si elle fut condamnée, c’est parce qu’elle fut dans la démesure, dans l’immodestie, en dehors des lois naturelles de son sexe et parce qu’elle avait été l’initiatrice et la corruptrice de Bartholomea. Mais était-elle lesbienne ? Le mot et la catégorie n’ont pas de sens à l’époque. Pour Benedetta, quand elle faisait l’amour avec Bartholomea, elle était possédée par un ange masculin : elle n’était donc plus une femme. Quant à Bartholomea, elle était une nonne faisant l’amour à un ange auquel elle jurait fidélité…

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