Un Noël au nord du 47ème Parallèle

À l’aube du trente-et-un, nous nous mettons à la tâche, il faut cuisiner toutes ces victuailles. D’abord le cipaille! Madeleine coupe trois kilos de pommes de terre et une dizaine de gros oignons rouges en petits cubes pendant que j’apprête un kilo de veau, un kilo de porc et un kilo de bœuf également en petits cubes. Je dépose la moitié de ce mélange au fond d’une grande rôtissoire que Madeleine recouvre d’une abaisse. J’ajoute le reste du mélange par-dessus, arrose le tout généreusement de bouillon de bœuf avant d’y déposer une dernière couche de pâte. J’enfourne ce pâté à la viande pantagruélique qui devra cuire à feu doux pendant les huit prochaines heures. Au souper, nous le servirons avec des betteraves marinées et du ketchup aux fruits provenant de notre réserve de l’automne dernier. Nous avons bien mérité une pause-café avant de nous attaquer à la suite des choses.

Bercées par les oratorios de Noël de Bach et de Saint-Saëns, nous préparons les entrées qui accompagneront le traditionnel dépouillement de l’arbre de Noël. Huitres fumées et sauce tartare sur canapé, gravlax de saumon sauvage du Pacifique à l’érable et à la noix de coco râpée, œufs de caille vinaigrés, crudités, tomates cerises pour les petits qui en raffolent, salami en baluchons, pâtés de foie, pâtés de campagne, le tout en abondance. Cœur de mère n’a pas de frontière. Après la salade et les fromages, nous servirons au dessert un plum pudding dans la plus pure tradition de nos conquérants britanniques. Avant notre escapade, nous avions mis à macérer de la mie de pain, des fruits secs et des noix dans du rhum avec le beurre, la farine, les pommes et les agrumes, la cassonade et les épices. Madeleine ajoute à la mixture des œufs et de la bière et dépose le tout dans un moule qu’elle place dans le bain-marie pour une cuisson de  six heures. Au souper nous le servirons accompagné d’un beurre de cognac aromatisé avec de la poudre de noisettes.

__ « Allo Maman, pas trop énervée? me demande Caroline au téléphone. « Tu nous attends à quelle heure? »

Comme si j’avais une quelconque autorité sur leur arrivée. C’est toujours la même chose, nous convenons d’une heure, ils arrivent parfois avec une heure de retard, sauf bien sûr mon dernier-né Jasmin. Les mauvaises conditions des routes sont souvent leur défaite, mais aujourd’hui, ils ne pourront pas l’invoquer, ils sont déjà tous dans la région depuis hier.

__ « Comme d’habitude Caroline, lorsque vous serez prêts. Madeleine et moi avons bien hâte. Vous ne serez pas déçus cette année encore. »

__ « Toi non plus petite maman. Je dirais même que tu seras sans doute renversée. »

__ « Que veux-tu dire? »

__ « Rien, j’en ai trop dit déjà. Bye, bye, à tantôt. »

Et elle raccroche. Qu’est-ce qu’ils ont encore manigancé dans mon dos? J’interroge Madeleine, qui me répond un peu trop rapidement qu’elle n’en sait rien, de ne pas m’en faire, que ce doit être encore une de leurs idées saugrenues. Tout de même, la question me trotte dans la tête pendant que je dresse la table. Dix-huit heures, toujours personne à l’horizon. Toutes les lumières sont allumées, dehors les arbres décorés scintillent de mille petites lumières roses. L’effet est magique.

__ « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? » Je me répète ce mantra ad nauseam le nez sur la fenêtre de la porte d’entrée scrutant la rue comme si cela pouvait les faire apparaître plus vite. Tout à coup, trois voitures arrivent et stationnent devant la maison. Enfin ce sont eux. Les portières s’ouvrent en même temps, je les vois sortir un à un, les grands d’abord et les petits ensuite. Mais, ma foi, ils sont trop nombreux.

__  « Madeleine, viens voir, je crois que les enfants ont invité des amis. C’est bizarre, ils ne m’ont rien dit. »

__ « Toi et ton grand cœur, je suis certaine que tu les aurais accueillis avec joie.»

__ « Regarde le grand là à moitié chauve sans tuque et sans foulard un trente-et-un décembre. Il sort un enfant de la voiture et le prend dans ses bras. Il fait trop noir, je ne le reconnais pas. Tu le reconnais toi? »

__ « Voyons mon amoure », me dit Madeleine le rire dans la voix. Ne me fais pas croire que tu ne le reconnais pas… »

Le déclic se fait tout à coup, c’est Antoine mon grand escogriffe, avec Elena et leurs deux enfants. Ceux-là même qui devraient être à Buenos Aires à l’heure qu’il est, mes Parisiens qui ne sont pas venus au Québec l’hiver depuis leur départ il y a presque dix ans déjà. Je m’empresse d’ouvrir la porte, de recevoir tout mon monde. Le moment est tellement émouvant, les grands rient et pleurent en même temps, les petits se débarrassent de leurs vêtements d’hiver en les lançant partout et s’empressent d’aller voir l’arbre de Noël au salon avec tous les cadeaux à son pied, de s’exclamer sur toutes les décorations et guirlandes.

Ils sont tous là, c’est merveilleux! Ils m’ont encore une fois bien fait marcher! Et ma Madeleine qui savait tout depuis le début, quelle cachotière! Que j’aime cette femme, Ma Grande Lesbienne!

Nouvelle Lesbienne 47ème parallele

 

A propos de Ann Robinson

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