La criminelle était-elle une lesbienne ?

En fait, dans les années 1960, l’histoire est reprise et donne lieu à de nombreuses extrapolations. Plusieurs versions circulent. Selon l’une d’elles, Alice et Freda n’auraient pas été amantes. Alice aurait simplement été jalouse de la beauté de Freda et aurait essayé de la défigurer, non de la tuer. Dans une autre version, celle d’une chanson de 1960, Alice et Freda auraient été des rivales, toutes les deux amoureuses du même homme.

Il est vrai qu’Alice a écrit à Ashley Roselle, un garçon qui courtisait Freda, semble-t-il pour en savoir plus sur les intentions du jeune homme. Pour parvenir à ses fins et obtenir des informations, elle aurait simulé un penchant pour lui. Dans les années 1895, quand Alice est internée à Bolivar, les journaux prétendent qu’elle aime les hommes aussi.

L’histoire serait donc celle d’un triangle amoureux. Enfin, dans les années 1970, lorsque les premières études gays et lesbiennes ont commencé, les interrogations se sont déportées d’Alice vers Freda : qui était-elle elle aussi ? Était-elle lesbienne ? Bisexuelle ? Hétérosexuelle ? Leurs identités sexuelles n’étaient-elles pas queer ?

Criminelle Lesbienne

Évidemment, on ne saura jamais quelle était la nature réelle des relations entre les deux femmes. Cependant, Lisa Duggan a montré dans son livre Sex, violence and American Modernity que cette affaire permettait d’étudier comment la perception des relations entre femmes avait évolué dans l’opinion publique et comment l’injonction identitaire avait également grandi. On se penche vers le passé pour sommer les acteurs à se « définir » selon des catégorisations qui ont évolué.

Revenons aux lettres échangées. Elles permettent de mieux comprendre la situation que vivent les deux jeunes femmes mais elles laissent également dans l’incertitude. Ce qui frappe d’abord est à la fois l’utilisation d’un vocabulaire romantique et amoureux très clair et en même temps d’un code secret entre les deux jeunes femmes – comme Anne Lister. Elles sont donc explicites entre elles, mais cherchent à se protéger des yeux indiscrets. Ensuite, certaines lettres ne sont connues que parce qu’Alice a gardé des copies de toute sa correspondance alors que Freda (ou sa famille) ont cherché à faire disparaître ces témoignages gênants. On sent une vraie pression sociale et familiale sur leur histoire.

Voici une première lettre du 11 juillet 1891 écrite par Freda à celle qu’elle appelle tendrement Allie.

« Ma vraie soupirante (sweetheart), YBIR (code pour AMOUR),

Je ne t’écrirai que cet après-midi, comme ça je pourrai t’écrire une longue lettre. J’ai encore le cafard. Cher amour, tu sais que je t’aime mieux que quiconque dans le monde entier. J’essaie de n’aimer personne d’autre que toi et quand je n’aimerai plus A (Ashley Roselle, un garçon qui lui fait la cour) ni H (Harry Bilger)… je te le dirai. Je sais que tu es terriblement jalouse, ma douce, mais essaie de ne pas l’être. Allie, penses-tu que si je te rendais plus jalouse, tu finirais par me haïr ? Pour l’amour de Dieu, Allie, ne me hais pas car cela me tuerait. Tu sais à quel point je t’idolâtre. Alvin (le nom d’époux que doit prendre Alice), sois parfaitement heureux quand tu m’épouseras, car je te suis loyale et le serai toujours. Peut-être que d’autres femmes sont heureuses quand elles trompent leurs maris, mais je serai parfaitement heureuse quand je deviendrai Mrs Alvin J. Ward. Je sais que tu feras tout pour moi, ma bien-aimée car tu m’aimes. Bébé, je suis toujours aussi résolue […]. Je veux être avec toi tout le temps, car je fais plus que t’aimer.

Au revoir jusqu’à demain,

SING (surnom de Freda) »

Le 1er août 1891, voici une lettre d’Alice à Freda.

« YBIR – très cher amour,

Si seulement tu savais à quel point tu me mets dans les ennuis. J’ai supporté ça trop longtemps. Je suis trop jalouse. Je t’aime Fred et je tuerai Ashley plutôt que de le voir te séparer de moi. Tu penses que je dis juste ça pour rire mais je le pense vraiment. Je sais que tu l’aimes, mais si tu me disais la vérité et si tu n’étais pas aussi méchante, je ne serais pas aussi jalouse ».

Quelques jours plus tard, la tonalité change. La sœur aînée de Freda vient de découvrir les projets de sa sœur avec Alice et elle a écrit une lettre à Mme Mitchell, la mère d’Alice, et à Alice pour demander que tout cela cesse. Voici ce que le 7 août 1891 Alice écrit à Freda, une lettre brûlée par la sœur de Freda :

« Chère Fred, puisque Mrs Ada (la sœur de Freda) m’a rendu les petits cadeaux que je t’avais donnés, je te renvoie les tiens à l’exception de ton portrait. Je ne m’en séparerai pas. J’en ai parlé à maman et elle m’a dit que je pouvais le garder. S’il y a autre chose en ma possession que tu souhaites, fais le moi savoir et je te l’enverrai.

Souviens-toi, Fred, que je n’ai aucun ressentiment envers toi. Ils t’ont montée contre moi, bien que je sache que tu ne m’aimes pas autant que tu me l’as déclaré. Tu l’as seulement fait pour sauver ta vie. Quand je t’ai d’abord demandé de m’épouser, je t’ai laissé le choix de dire non. Tu m’as écrit et répondu oui pendant trois lettres avant que je ne considère cela comme un engagement. Je t’ai dit alors ce que nous risquions, mais tu me disais alors que tu serais mienne. Après ça, je ne pouvais pas te laisser briser ton engagement. Je ne t’ai pas seulement suppliée de m’épouser, je t’y ai forcée. Je suis désolée de t’avoir causé des problèmes, « Sing », mais je te supplie de me pardonner ».

Ces lettres révèlent une relation très tordue et des sentiments bien inégaux. Freda souffle le chaud et le froid et joue de son pouvoir de séduction sur Alice, qui, bien que plus âgée, semble moins assurée. La jalousie d’Alice est maladive et semble inquiéter Freda. On observe une sorte d’escalade en quête de preuves d’amour, de signes d’un pacte indéfectible entre les deux jeunes femmes. Toutes les deux semblent paranoïaques. Rien d’étonnant dans une société de contrôle social et sexuel. La découverte de leur secret par la sœur aînée de Freda change alors la donne. Les deux jeunes filles ont en commun la même certitude : l’amour entre femmes, s’il est découvert, entraîne le malheur. Il faut fuir, se cacher ou renoncer. Ou bien mourir. Qui a dit que le crime était social ?

Cette histoire inaugure le mythe noir de la passion lesbienne ravageuse et destructrice. Elle révèle aussi que des femmes au tournant du XXe siècle, issues de la bonne bourgeoisie bien élevée, cherchent à s’extraire de leurs conditions. À Memphis, cette affaire a fait connaître au grand public d’autres romances entre femmes aux fins moins tragiques : celle du mariage de Marie Hindle avec une autre femme par exemple vers 1869-1870 ou bien ce cas d’une femme vivant sous une identité masculine en 1892 : Mira Lawrence qui se faisait appeler Henry Armstrong. Des fins alternatives qu’Alice Mitchell avait imaginées possibles avec Freda Ward.

Pour en savoir plus :

Lisa Duggan, Sapphic Slashers : Sex, violence and American Modernity, Duke Universiy Press, 2000.

Lillian Faderman, Odd girls and twilight lovers: a history of lesbian life in twentieth-century America, Columbia University Press, 1993.

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