Michael Field

Et non, je n’ai pas changé de sujet : derrière ce nom de plume se cachent en fait deux femmes dont le parcours est très étonnant et sans doute assez énigmatiques. Michael Field est le pseudonyme de Katherine Harris Bradley (1846-1914) et de sa nièce et pupille, Edith Emma Cooper (1862-1913).

Michael Field

De quoi s’agit-il ?

Les pseudonymes sont assez fréquents au XIXe siècle, notamment dans l’Angleterre victorienne : beaucoup de femmes écrivains ont, pour être publiées, décidé d’utiliser un nom d’emprunt. Ce fut par exemple le cas des sœurs Brontë, connues par leurs contemporains sous le nom des frères Bell. Ici, le cas est plus complexe puisqu’il s’agit non pas d’un auteur mais de deux poétesses qui ont décidé d’écrire ensemble pendant près de 40 ans et dont le subterfuge n’a été découvert par le grand public qu’à la fin de leurs vies.

Pourquoi écrire à deux pendant 40 ans ? Pour répondre à cette question, il convient d’entrer dans la nature de la relation qui unissait les deux femmes.

Katherine Harris Bradley est née le 27 octobre 1846 à Birmingham et fait la joie de son père, un entrepreneur de tabac de la ville, de sa mère et de sa sœur de 11 ans son aînée. La famille est riche : les Bradley sont des hommes d’affaires et des marchands puissants, bien établis, qui ne détestent pas le monde de l’esprit, les études et la poésie. Malheureusement, la famille est secouée deux ans après la naissance de la petite Katherine par la mort du père (d’un cancer : une maladie familiale). La mère et les deux filles, l’une de 13 ans, l’autre de 3 ans, ne sont pas privées d’argent ou de soutiens familiaux (notamment de la part des cousins), mais quittent Birmingham pour s’installer dans la banlieue. Les deux filles Bradley sont soigneusement éduquées par des professeurs particuliers.

La vie familiale des trois femmes est bouleversée quand l’aînée des filles, Emma, rencontre puis épouse James Robert Cooper en 1860. Le jeune ménage s’installe à Kenilworth et prend à sa charge Katherine et sa mère. Les trois femmes restent donc soudées. En 1862, le 12 janvier, deux ans après le mariage d’Emma avec James, naît une petite fille : Edith. Katherine a alors 16 ans et devient la tante de cette petite fille. L’année suivante, Emma tombe à nouveau enceinte mais l’accouchement se passe mal et Emma devient invalide. Il semble alors que la garde d’Edith soit confiée à sa tante, Katherine.

Katherine est une jeune femme décrite par ses contemporains comme belle, blonde, épanouie, joyeuse et pleine d’audace. C’est aussi une femme intelligente qui aime la littérature. Encouragée par sa mère à développer ses penchants, elle apprend le français, l’italien, l’allemand, les langues classiques (le latin, puis le grec). Elle adore la poésie, dévore les romans de Walter Scott, se passionne pour le préraphaélisme (mouvement de peinture en révolte contre l’académisme victorien) et pour les thèses de Ruskin sur la poésie.

Sa nièce, Edith, la suit et épouse ses goûts. Les deux femmes font de remarquables études et toutes les deux vont à l’université : Katherine assiste aux leçons du Collège de France et fait partie des premières étudiantes du collège Newnham de Cambridge ; Edith étudie à l’université de Bristol.

En 1878, les deux femmes emménagent seules à Stoke Bishop, à Bristol. Edith est alors âgée de 16 ans et Katherine, sa tante, n’en a que 32. Elles étudient ensemble, participent ensemble à des groupes de débats et militent toutes les deux pour le vote des femmes au sein du mouvement des suffragettes. Les contemporains les décrivent comme complémentaires et surtout inséparables : alors que Katherine est une jolie femme courtisée et extravertie, Edith, considérée comme moins jolie, apparaît plus masculine, plus en retrait, plus calme mais semble exercer une profonde influence sur sa tante. Le moindre tiers est perçu comme un intrus.

C’est sans doute pendant cette période que les deux femmes deviennent amantes. Leur journal, écrit en commun, le révèle. En 1884, elles publient ensemble sous le nom unique et masculin de Michael Field un premier recueil de poésies largement influencées par celle de Sappho et qui parlent ouvertement d’amour entre femmes. Les poèmes sont tantôt écrits par Katherine, tantôt écrits par Edith et sont inspirées l’une par l’autre. La relation est fusionnelle. Les deux femmes voyagent ensemble en Europe : en France, en Écosse, en Allemagne, en Italie et en Irlande. Ensemble, elles tiennent un journal pendant 40 ans. Ensemble, elles publient sous le même nom 30 pièces de tragédie et 11 volumes de poésie, ce qui fait de Michael Field un écrivain mineur mais très prolifique de l’Angleterre victorienne qui fut en son temps salué par Oscar Wilde par exemple.

Voici quelques-uns de leurs poèmes, disponibles en ligne, mais en anglais.

En 1888, les deux femmes quittent Bristol et s’isolent à Reigate, dans l’actuelle banlieue de Londres, mais qui n’était alors qu’un paradis pour les chevreuils. Sans aucune pression familiale, en toute autonomie financière (Katherine jouit en héritage des produits de l’industrie du tabac de son père) et sans être inquiétées par la société (les deux femmes sont des parentes et Katherine est la tutrice de sa nièce), les deux femmes vivent une vie paisible, tranquille et studieuse. Elles reçoivent leurs nombreux amis et ne sont aucunement inquiétées par leur voisinage.

La situation change cependant au tournant des années 1890-1900 : le conservatisme social et sexuel de l’Angleterre victorienne s’accentue. C’est le moment du procès d’Oscar Wilde. Pendant un voyage en Europe, Edith tombe malade et les fragilités familiales ressurgissent. L’athéisme des deux parentes cède devant le poids des inquiétudes. En 1907, toutes les deux se convertissent au catholicisme.

En 1913, Edith fait une rechute : soignée et dorlotée par Katherine, elle meurt du cancer comme son grand-père. Katherine meurt l’année suivante, de la même maladie.

L’histoire de Katherine et d’Edith est assez étonnante et déconcertante aussi. On peut y lire entre les lignes l’histoire des pesanteurs et du carcan social qui pesaient sur les femmes dans l’Angleterre victorienne et on y découvre aussi bien des façons inattendues d’y échapper. Si rien n’est totalement nouveau, l’association de phénomènes qui peuvent paraître contradictoires est une surprise : voilà des femmes suffragettes, qui militent pour le droit de vote des femmes ouvertement, et qui écrivent des poèmes d’amour lesbiens sous couvert d’un pseudonyme masculin. Voilà des athées cultivées qui s’isolent et se convertissent au catholicisme. Se sentaient-elles coupables ? Incestueuses ? Submergées ?

Les rares études qui les concernent sont littéraires et s’intéressent peu à ce que fut leur vie. Où sont-elles enterrées ? Dans le même caveau familial ? Avec les derniers sacrements de l’église catholique ?

Je n’en sais rien…

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