Interview de la romancière Sarah Waters

Sarah Waters

Interview accordée à Dorothy Glaiman, traduite de l'anglais par Thomas Flamerion pour Evene.fr en Septembre 2006

Plus la peine de la présenter outre-Atlantique, Sarah Waters caracole en tête des ventes à chaque nouveau roman. Ronde de nuit comme ses trois précédents ouvrages ont su séduire les lecteurs français par leur style épuré mêlant les méandres de l’histoire à ceux des rapports humains.

A tout juste 40 ans et quatre romans parus, Sarah Waters est arrivée au sommet de son art. Simple, moderne, talentueuse, elle fait de l’écriture sa raison d’avancer vers de nouveaux horizons. Les failles de l’âme humaine semblent guider son style et sa narration. De son souci d’exactitude quant à l’histoire, au thème récurrent de l’homosexualité en passant par la gestion de son tout nouveau succès, l’écrivain anglaise se livre à nous naturellement et sans faux-semblants.

A quoi fait référence le titre de votre ouvrage ?

En fait, le titre est venu sur le tard, presque à la fin de la rédaction. Je voulais un titre qui soit pertinent pour tous les personnages et leurs histoires. J’ai essayé de trouver des mots et des expressions suffisamment riches de sens. J’ai cherché dans des dictionnaires de citations, ce genre de choses, puis je me suis arrêtée sur Ronde de nuit, que j’ai tout de suite aimé. Certains des personnages du roman ont un vrai métier de nuit (Kay, par exemple, la conductrice d’ambulance), mais tous veillent la nuit à un moment ou à un autre – quand le reste de la ville dort -, anxieux, malheureux, jaloux, effrayé… Le titre a une résonance plus qu’une signification spécifique.

Comment vous est venue l’idée de remonter le temps des événements et le cours des vies des quatre protagonistes ?

Ce n’est pas quelque chose que j’avais prévu. J’ai été transportée dans le décor de 1947 : je voulais écrire sur des personnages fatigués, déçus, qui avaient connu un traumatisme et des pertes. Mais mes personnages étaient si fatigués et secrets, que je me suis rendu compte que je ne savais comment les faire avancer : j’ai réalisé que leurs passés étaient le point intéressant. J’ai décidé de faire revenir l’action en arrière, pour que le lecteur puisse découvrir l’histoire des personnages, comme je l’avais fait moi-même. Le roman est devenu une sorte de découverte archéologique des vies et des secrets, un voyage à travers les couches d’événements et d’émotions enfouies.

En lisant vos remerciements de fin, on constate que vous vous êtes beaucoup documentée. Pourquoi ce souci d’exactitude quant à l’histoire ?

Il est toujours important pour moi d’être exacte quand j’écris de la fiction historique, mais cela m’a paru particulièrement important pour ce roman parce que – à l’inverse de mes trois premiers romans, qui se situent tous au XIXe siècle – il se déroule à une période encore très présente dans la mémoire vivante. Je savais que si je faisais des erreurs, des gens qui se souvenaient des années 40 les remarqueraient instantanément. Je voulais également traiter cette période avec respect, comme si en un sens, elle appartenait aux gens qui pouvaient s’en souvenir. Mais il m’arrive parfois de prendre certaines libertés avec l’histoire. Au final, j’écris un roman, pas un recueil d’histoire. L’histoire, pour moi, est un point de départ, un tremplin pour l’imagination.

Combien de temps vous a pris l’écriture de ce livre ?

Il m’a fallu quatre ans pour écrire Ronde de nuit, ce qui m’a paru très long – mes autres romans ont nécessité deux à trois ans. J’ai dû faire beaucoup de recherches, ce qui m’a un peu ralentie, et j’avais choisi de relever quelques challenges techniques – la narration à la troisième personne, la chronologie inversée – qui ont demandé un peu de réflexion. De plus, en étant plus célèbre comme écrivain, je suis aussi plus occupée. Ma vie d’écrivain ralentit, une chose à laquelle il m’a fallu du temps pour m’habituer.

Comment et pourquoi êtes-vous passée de l’époque victorienne de vos précédents romans à celle du Blitz et de la Seconde Guerre mondiale ?

Je voulais simplement du changement. J’ai adoré utiliser l’ère victorienne pour mes premiers romans, mais j’ai senti le danger de rester bloquée au XIXe siècle. Je savais que plus j’attendrai pour en sortir, plus ce serait difficile. Plus important encore, je voulais voir ce qu’il arriverait à mon écriture en changeant d’époque. J’ai senti qu’un défi stylistique se présentait à moi en tant qu’écrivain.

“Sans amour, on est rien.” Est-ce le message que vous avez eu envie de faire passer dans votre livre ?

Je suppose que oui, si on prend l’amour dans son sens le plus large. Le livre est assez mélancolique, et nombre des relations qui y sont traitées échouent ou tournent au vinaigre. Les personnages se laissent tomber mutuellement, de différentes manières. Mais il y a également des moments de réelle connexion humaine dans Ronde de nuit, il y a de petites lumières dans une vaste obscurité. Ces moments de connexion font que la vie vaut le coup d’être vécue, même s’ils ne se produisent qu’entre étrangers.

Votre livre est sorti depuis le mois de février en Angleterre. Quelles sont les premières retombées médiatiques ?

Il a été très bien accueilli. J’étais anxieuse, c’était un vrai nouveau départ pour moi : je m’étais fait un nom en tant que spécialiste de l’époque victorienne, en tant qu’écrivain qui adore les retournements de situation et les rebondissements. Ronde de nuit est plus une narration basée sur les personnages plutôt que sur une intrigue, et est autant un billet d’humeur qu’une narration. Mais le roman a reçu de très bonnes critiques et se vend très bien. Les gens semblent aimer son côté sérieux.

Vous faites partie de la deuxième sélection pour le Man Booker Prize. Qu’est-ce que ce prix représente pour vous ?

Les prix, c’est assez amusant. Ils ont un gros impact sur les ventes et le statut, mais faire partie d’une liste – et surtout gagner – est une sorte d’accident. L’écrivain Julian Barnes a appelé l’ensemble du système le “loto chic”, je pense qu’il a plus ou moins raison… Bien sûr je mentirais si je prétendais qu’il n’est pas flatteur d’être sélectionné pour un prix aussi prestigieux que le Man Booker ! Mais cela a peu d’influence sur l’expérience quotidienne de l’écriture, qui reste véritablement la même quel que soit le nombre de prix que l’on gagne ou pas.

Pourquoi le thème de l’homosexualité revient systématiquement dans tous vos romans ?

Eh bien, le lesbianisme est important dans ma vie, alors il serait étrange que cela ne se retrouve pas dans mes fictions. Mes romans n’entrent pas dans un grand programme politique – si ce n’est que je ne fais que rappeler aux gens que l’amour lesbien à existé de tous temps, que c’est quelque chose d’assez ordinaire, et que des lesbiennes, comme des hétérosexuels, peuvent être les héroïnes dans la vie ou dans les romans. Je sais également que le passé est plein d’histoires gay et lesbiennes fascinantes qui ne sont pas très connues. Il était important pour moi, en écrivant Ronde de nuit par exemple, de placer des personnages gay et lesbiens au centre du roman pour pouvoir dire : “Regardez, la guerre n’était pas qu’un truc d’hétérosexuels, des homosexuels étaient au coeur même du conflit, comme tout le monde.”

Pensez-vous que l’homosexualité n’est pas assez évoquée en littérature ou souvent de façon trop maladroite ?

Les premières fois où j’ai lu des fictions lesbiennes, dans les années 1980-1990, il me semblait que la communauté lesbienne voulait en quelque sorte garder sa littérature pour elle, cela avait pour impact de maintenir le niveau des écrits lesbiens assez bas. Cela a sans doute été vrai, également mais dans de moindres proportions, pour la littérature homosexuelle masculine. Mais ça a changé une fois que la fiction gay et lesbienne a commencé à faire sa place chez les éditeurs et dans les librairies généralistes. Aujourd’hui, il y a de nombreux écrivains gay ou lesbiens de très bon niveau au Royaume-Uni et en Irlande : Ali Smith, Colm Toibin, Alan Hollinghurst, Jeannette Winterson, Jake Arnott… On dirait qu’il fait bon d’être un écrivain gay au Royaume-Uni en ce moment.

Pour revenir à vous, quelles sont vos principales influences littéraires ?

Quand je travaille sur un roman, je lis beaucoup de fictions de la période sur laquelle j’écris. Donc, pour les trois premiers romans j’ai lu Charles Dickens, Wilkie Collins, Charlotte et Emily Brontë, etc. Pour Ronde de nuit, j’ai lu Graham Greene, Elizabeth Bowen, Evelyn Waugh, Anthony Powell… Mais je lis également de la fiction contemporaine. De bons écrits sont toujours inspirants pour moi, qu’ils datent d’une période ou d’une autre. En ce moment je lis Primo Levi, c’est une prose si belle, précise, pleine de compassion.

Avez-vous un auteur fétiche qui vous a donné envie de vous lancer dans l’écriture ?

L’écrivain qui a eu un grand impact sur moi quand j’étais jeune est Angela Carter. J’ai relu son roman Des nuits au cirque récemment, et j’ai pu constater quelle influence il a eu sur mon premier livre, Caresser le velours. Elle était un grand écrivain britannique, et une féministe convaincue. J’admire son engagement et sa prose. Elle aimait jouer avec les canons littéraires, avec la culture populaire et les contes de fées. Sa série de contes de fées réécrits, La Compagnie des loups est encore l’un de mes livres préférés.

Cette année, 689 romans sortent pour la rentrée littéraire française. Que pensez-vous de cette profusion ?

C’est assez époustouflant, n’est-ce pas ? En un sens, c’est excitant, mais je pense qu’en tant qu’écrivain, si vous commencez à penser que votre roman est un élément d’une masse de livres – comme un petit poisson dans un banc agité – alors vous allez devenir fou. Mais les événements qui génèrent de l’excitation autour de l’écriture, la lecture ou l’édition, doivent créer une réaction en chaîne positive, je pense.

Est-ce pour vous un tremplin ou au contraire le risque pour votre livre d’être étouffé par la masse des autres sorties étrangères ?

Je ne sais pas quoi penser, et d’une certaine façon il n’est pas utile d’essayer. Mon boulot est en premier lieu d’écrire le livre du mieux que je peux. Ensuite, je dois faire confiance à mon éditeur, et espérer que mon livre fera son chemin jusqu’aux lecteurs, qui l’apprécieront au mieux…

Interview Originale sur Evene.fr

A propos de Isabelle B. Price

Créatrice du site et Rédactrice en Chef. Née en Auvergne, elle s’est rapidement passionnée pour les séries télévisées. Dès l’enfance elle considérait déjà Bioman comme une série culte. Elle a ensuite regardé avec assiduité Alerte à Malibu et Les Dessous de Palm Beach avant l’arrivée de séries inoubliables telles X-Files, Urgences et Buffy contre les Vampires.

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